Menaces sur la « libre circulation » et les « bilatérales » ?

L'Ambassadeur de l'Union Européenne à Berne, faisant écho au gouvernement suisse, prévient (il ne menace pas, il prévient...) : si les Suisses devaient accepter le 9 février l'initiative de l'UDC contre l'«immigration de masse», la Suisse devrait révoquer l'accord de libre circulation, ce qui impliquerait la résiliation de l'ensemble des accords bilatéraux. On voit mal en effet pourquoi l'UE accepterait que soit remis en cause l'un de ses principes fondamentaux par un Etat qui, sans être membre de l'Union, a plus que les membres de l'Union, profité de ces accords. Quant à l'immigration, selon une étude commanditée par le patronat helvétique, elle serait productrice d'un tiers de la croissance nationale, sans l'être d'une «immigration de masse». Et de toute façon, pour nous, la question n'est pas de l'utilité de la libre circulation pour la croissance, mais de sa légitimité en termes de droits fondamentaux : dès lors que nous la revendiquons pour nous, cette légitimité doit être incontestable pour les autres aussi. Dès lors, les inquiétudes du patronat et les avertissements de l'Union Européenne, on s'en bat les francs...

« Allons nous remplacer ‘Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! par ‘Prolétaires de tous les pays expulsez-vous !  ? »

Le patronat et le Conseil fédéral sonnent le tocsin : L'initiative de l'UDC contre l'« immigration de masse » menace les accords bilatéraux passés entre la Suisse et l'Union Européenne. La libre circulation est en effet un principe fondamental de l'Union Européenne (aussi fondamental qu'il l'est en Suisse entre les cantons). Aux termes de cet accord-là, les ressortissants des Etats de l'Union Européenne peuvent librement, s'ils disposent des moyens nécessaires au financement de leur séjour, venir en Suisse et y séjourner pendant 90 jours, mais ne peuvent s'y établir (permis L ou B) que s'ils y disposent d'une place de travail.  Quant aux autres accords bilatéraux, qui, selon l'Union Européenne elle-même, seraient rendus caducs par la remise en cause de l'accord sur la « libre circulation » (les « bilatérales » en effet sont un tout) : l'accord sur les obstacles techniques au commerce prévoit la reconnaissance mutuelle des examens de conformité avant la mise sur le marché des produits industriels entre la Suisse et l'UE; l'accord sur les marchés publics détermine les critères rendant obligatoire un appel d'offre international et étend le champ d'application des règles de l'OMC aux soumissions lancées par les collectivités publiques locales et régionales et aux entreprises publiques et privées dans quelques secteurs-clefs, comme les chemins de fer et l'approvisionnement en énergie; l'accord sur les transports terrestres libéralise l'accès aux marchés des parties pour les entreprises de transport routier et ferroviaire; l'accord sur l'agriculture facilite les échanges de production agricole entre la Suisse et l'UE, en réduisant les droits de douane et en abolissant les obstacles non tarifaires; l'accord sur le transport aérien accorde aux compagnies aériennes suisses et européennes le libre accès réciproque au marché de chaque partie; l'accord sur la recherche ouvre à la Suisse les programmes-cadre de recherche et de développement technologique (PCRD) mis en oeuvre par l'UE.

Il y a donc, dans ce « paquet » (ficelé) d'accord, un accord fondamental, qui correspond à une liberté fondamentale : l'accord sur la libre circulation des personnes, et des accords instrumentaux (tous les autres), qui correspondent à des pesées d'intérêts effectuées à partir de choix politiques et de principes politiques relatifs, idéologiquement marqués (l'accord sur les marchés publics, par exemple, s'inscrit totalement dans un cadre libéral, comme d'ailleurs la levée des « obstacles non-tarifaires » au « libre-échange »  des produits agricoles... mais ces accords instrumentaux ne sont pas remis en cause par l'UDC : la « libre circulation » des services, des marchandises et du pognon, elle ne s'y oppose pas -c'est la «libre circulation» des humains qu'elle a dans le colimateur, et qu'elle veut abolir. Avec un doubler mensonge comme argumentaire: en s'en prenant directement à la liberté de circulation, elle suggère à la fois que la Suisse est le lieu de destination d'une immigration « de masse », ce qui n'est pas le cas, mais aussi que cette immigration serait due précisément à la « libre circulation », ce qui n'est pas le cas non plus. Un double mensonge, donc, et parfaitement délibéré : on est dans une opération politique, de celles dont l'UDC s'est faite la spécialiste depuis des décennies, et pas du tout dans l'« analyse concrète de la réalité concrète ». La croissance démographique de la Suisse n'a pas commencé avec les « bilatérales », et son rythme actuel a été donné dans les années nonante du siècle dernier, alors que régnait le régime des « contingents » que l'UDC rêve de rétablir, quand bien même ils n'ont jamais limité l'immigration dès lors que sa nécessité sociale, économique... et démographique (elle seule permet d'éviter de transformer la suisse en un vaste hospice de vieillards) est reconnue. La « libre circulation » n'est responsable que d'un peu plus du quart de l'augmentation de la population étrangère ressortissante de l'Union Européenne.  En outre, par les impôts et les cotisations sociales, chaque ménage d'immigrants assure un revenu annuel de 15'000 francs au fisc fédéral, cantonal et municipal. Et comme les immigrants sont plus jeunes et plus actifs que les résidents, ils versent plus à l'Etat et aux assurances sociales, notamment à l'AVS, qu'ils n'en reçoivent (pour les résidents suisses, c'est  le contraire...).

Ce ne sont évidemment pas ces arguments-là dont nous devrions user pour combattre l'initiative xénophobe de l'UDC, puisqu'il tendent à considérer les immigrants non comme des personnes détenant un droit fondamental, mais comme des « utilités » économiques contingentes. Seulement, on est en Suisse, en 2013. Et en Suisse, en 2013, s'adresser à la conscience politique des masses est infiniment plus aléatoire que s'adresser à la conscience de leurs intérêts matériels....
Aux citoyennes et citoyens de gauche, on s'autorisera tout de même à reposer la vieille question du congrès de 1907 de la IIe Internationale : « Allons nous remplacer notre devise unitaire : ‘Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! par cette déclaration : ‘Prolétaires de tous les pays expulsez-vous !  ? »

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