Ringier et Tamedia veulent le vendre : Un Temps à perdre ?

Les groupes de presse Ringier et Tamedia, propriétaires ensemble du « Temps », ont annoncé leur intention de vendre leur participation dans le « quotidien de référence » romand. Tamedia et Ringier l'assurent : ils vendent parce qu'un actionnariat majoritaire (aucun des deux ne l'est à lui seul actuellement) « serait plus à même de prendre les meilleures décisions pour la pérennité et le développement du titre ». Air connu : on vend, mais c'est pour sauver. C'est comme pour les actions de la Ville de Genève dans Naxoo, quoi. D'ailleurs, si Tamedia et Ringier ne trouvent pas d'acheteur « crédible , conscient de l'importance que revêt ce quotidien pour la Suisse romande »,  ils envisagent de se « vendre les actions parmi », de l'un à l'autre. Cela dit, indépendamment du destin du « Temps », l'épisode peut susciter quelque début de réflexion sur celui de la  presse écrite (puisqu'il paraît qu'il en est une autre...).

Gutenberg à Mac Luhan : « Merde ! »

Le processus de « destruction créatrice » dont Schumpeter faisait l'un des traits du capitalisme a été, dans le secteur des media, particulièrement radical : on avait mis cinq millénaires pour passer de la copie manuscrite à l'imprimerie, puis quatre siècles et demi pour passer de la typo à la photocomposition, on aura mis vingt ans pour passer de la photocomposition à la publication virtuelle. En dix ans, 170 journaux ont cessé de paraître aux Etats-Unis. Dans les années '70, les journaux américains appartenaient à une centaine de sociétés différentes. Vingt ans plus tard, une quinzaine de groupes contrôlent le secteur. La « presse écrite » est l'un des secteurs que la numérisation de la société (et de l'économie) a le plus affecté. Son appareil de production date, avec toutes les innovations technologiques qui y ont été apportées, du XIXe siècle : rotatives, stocks de papier, diffusion en kiosques, par poste ou par porteur -tout cela nécessite une infrastructure considérable pour chaque titre, sans commune mesure avec celle des réseaux de transmission de données apparus et généralisés dès les années '80 du XXe siècle. Nous pouvons aujourd'hui produire et diffuser avec un ordinateur portable, un programme de PAO et une connexion internet ce qui nécessitait hier une imprimerie, de l'encre, du papier, du personnel, des points de distribution. C'est d'ailleurs précisément ce que nous faisons.
La presse écrite n'a-t-elle d'autre choix que s'adapter à ce bouleversement ou, disparaître ? Et que signifie s'y «adapter» lorsqu'il s'agit du contenu et non seulement des méthodes de production ? L'internet est à la fois un instrument et un medium. Un instrument, comme l'imprimerie. Un medium, comme la télévision. Sa spécificité n'est pas dans ces caractéristiques, mais dans l'incroyable rapidité de son expansion, et de sa mutation. Vouloir s'y « adapter », c'est vouloir courir sur des sables mouvants : un exercice voué à l'engloutissement de qui s'y livre. Et les grands éditeurs de journaux, précisément, s'y livrent avec aveuglement : ils ont lancé des sites à accès gratuits, puis les ont transformés en sites payants; ils ont tenté le système du « payant-gratuit » (vous payez un abonnement au journal  « papier », et l'accès au site vous est libre). Ils ont ensuite mis en place des sites auxquels on s'abonne spécifiquement. Certains ont enfin purement et simplement supprimé leur édition « papier » pour tout concentrer sur leur édition « écran » (comme s'apprête à le faire en Allemagne le groupe Springer), et multiplier les accès possibles (sur tablette, sur smartphone...) et les appâts (sur facebook, sur twitter, sur blogs), d'autres se sont purement et simplement vendus à des acheteurs venus d'internet : pour 250 millions de dollars l'emblématique Washington Post a été racheté par le patron de la librairie en ligne Amazon, qui n'y a consacré qu'un pour cent de sa fortune personnelle. -mais rien n'y fait : l'horizon de la « presse internet rentable » se dérobe -fallait-il donc qu'on apprenne aux managers des media que c'est précisément la caractéristique d'un horizon, que de ne jamais pouvoir être atteint ?
Les titres de presse écrite ont tous investi, parfois des fortunes, dans des avatars virtuels, sans jamais rencontrer le succès (y compris financier) espéré : le public ne suit pas. Résultat : en France, le seul journal d'information qui n'ait jamais perdu un centime sur internet est Le Canard Enchaîné. Dont le site internet se réduit à une page renvoyant à son adresse postale. Et qui se trouve aussi être le titre le plus prospère des Gaules, sans jamais avoir accueilli un encart publicitaire depuis sa fondation, en 1915... d'ailleurs, les deux seuls sites d'information français à être rentables, Mediapart et Arrêt sur Images, sont, eux aussi, sans publicité. Et l'essentiel du chiffre d'affaire des éditeurs de journaux est toujours celui de leur édition « papier » -la seule, d'ailleurs, qui reçoit des aides publiques, même si des quotidiens comme Libération ou Le Figaro ont désormais plus de lecteurs sur écran que sur papier, quand c'est encore le papier seul qui peut rapporter...

« Le medium, c'est le message », professait Mac Luhan. Eh bien non, cette prophétie était une ânerie. Mais cette ânerie fait loi : l'internet est un medium de l'immédiateté ? Va pour l'immédiateté. Il faut réagir « en temps réel ». Peu importe à quoi on réagit : à la naissance d'un royal moutard, à une catastrophe ferroviaire, à un massacre en Egypte; et peu importe comment on y réagit. Il n'y aucun principe de cohérence, ni du discours, ni de l'information, ni de la consultation, sur internet : tout s'y vaut -et rien n'y vaut grand chose, et on y est bien dans ce que Pierre Bourdieu appelait la « circulation circulaire de l'information » -d'une information sans hiérarchie, et qui n'a de valeur que dans le temps, extrêmement court, où elle n'est pas recouverte par une autre.

Nous sommes, dans nos pays, ultraconnectés. Connectés à tout, et à n'importe quoi. Mais être ultraconnecté, est-ce ultra-informé, quand tous les sites d'information, même réputés les plus sérieux, émanant par exemple de grands quotidiens, reprennent les mêmes informations ?

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