En finir avec une chimère : le social-libéralisme

Il y a des mots, des étiquettes, des postures politiques dont il faudrait pouvoir se débarrasser, mais qui s'accrochent au discours politique comme autant de morpions rhétoriques. A gauche, « social-libéralisme » est de ces mots, « social-libéral » de ces étiquettes, et leur dénonciation de ces postures. Un spectre, le communisme, hantait l'Europe, une chimère encore y pâture : le « social-libéralisme ». Son nom de pâté d’alouette en signifie la fadeur : tête « libérale » (le programme) et corps social-démocrate (l’électorat, les appareils de parti, les sièges) ;  on ne trouvera dans le « social-libéralisme » ni les refus et les projets du socialisme, ni la logique du libéralisme, ni l’incroyable force subversive de l’un et de l’autre. Le « social-libéralisme », c’est la génuflexion devant le «marché», la substitution de la défense des consommateurs à celle des travailleurs, l’adhésion aux impératifs comptables, le fétichisme de la « modernité »… et par dessus tout, l’attrait de la mangeoire : des hommes et des femmes de gauche allant à droite pas même comme à Canossa, mais comme on va à la soupe.

«  Comme citoyen, je veux qu'on me parle politique »

Notre moment historique se prête aux errances politiques : la démocratie représentative fonctionne à la vapeur quand l'économie fonctionne au microprocesseur, l'Etat social communique par sémaphore quand le capitalisme financier communique par l'Internet. Le cadre politique et les règles du jeu social des années cinquante sont encore prédominants, quand plus grand-chose ne subsiste de ce qui les expliquait, ou les justifiait. Quant aux institutions, elles sont plus obsolètes encore : elles nous viennent directement, à peine amendées, de la révolution démocratique «  radicale «  du milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire d'un monde social encore largement paysan, sans prolétariat organisé, sans mouvement socialiste autonome, et traversé de clivages religieux qui n'ont plus aujourd'hui, concrètement, qu'une prégnance marginale. En Suisse, la participation du mouvement socialiste aux institutions politiques s'opère selon des modes qui datent de septante ans ; celle du mouvement syndical aux institutions sociales et économiques, selon des modes qui datent de septante-cinq ans.

La chimère social-libérale naît de ce retard des institutions sur la réalité, avec pour mot d’ordre : « Modernisons, sinon… »… sinon quoi ? La réalité du monde produisant des forces capables d’en détruire les vieilles structures de domination (l'Etat, le salariat, les églises, l'école, l'université), la question est bien de savoir si une volonté politique s'emparera de ces forces, ou si «l’économie» fera, seule et librement, son propre travail de création d'un ordre lui convenant. La réponse « social-libérale » était prévisible : rattraper le monde, faute de vouloir, le changer. «Changer le monde», ce vieux rêve socialiste, le libéralisme (le vrai, pas son avatar « social-libéral») s’en charge, à sa manière, radicale, et qui fut révolutionnaire.

« Je ne veux pas croire qu'il ne se passera plus jamais rien. Que les citoyens n'exerceront plus leur pouvoir qu'en mettant un bulletin dans l'urne pour désigner comme souverain (à leur place) un monsieur qui a une bonne tête à la télévision. Que le seul problème sur lequel le citoyen aura à se prononcer (par référendum) sera l'itinéraire d'une autoroute ou la puissance d'une centrale thermique. Comme citoyen, je veux qu'on me parle politique », écrivait, il y a soixante ans, un Roger Vailland tout juste sorti de son arrimage stalinien. Notre  système politique est négateur de la politique, parce qu'il est négateur du choix politique. L'apolitisme qu'il produit le conforte, quand la politique, elle, dit la possibilité du changement, l'exigence de la citoyenneté et la légitimité des partis, en disant la possibilité, la légitimité, voire l'exigence du conflit.

Le mouvement socialiste et syndical s'était constitué comme l'expression politique et sociale d'une classe (la classe ouvrière) contre l'Etat, contre la propriété privée et contre le salariat ; au terme d'un parcours de 150 ans, il a renforcé l'Etat, diffusé la propriété privée, généralisé le salariat et dissout la classe ouvrière (mais pas le prolétariat). Né de la classe ouvrière, le mouvement socialiste aboutit à la fonction publique; constitué contre l'Etat, il s'y est installé. Ce qui n'avait déjà plus grand chose de socialiste ayant désormais cessé de l'être,  il ne restait plus qu’à transformer en sauveteurs des acquis de la social-démocratie ceux qui, « à gauche de la gauche »  n’avaient cessé en trois quarts de siècle de tenir son procès. Quand la social-démocratie se réduit en social-libéralisme, feue la gauche révolutionnaire procède à l’échange de ses vieux barils de Marx contre du concentré de Keynes. Changement de climat, mutation des espèces : les révolutionnaires d’il y a trente ans en sont réduits aujourd'hui à organiser la défense des conquêtes du réformisme, abandonnées par les réformistes eux-mêmes. 

« L'éloge le plus éloquent du capitalisme a été fait par son plus grand ennemi. Marx n'est anticapitaliste que dans la mesure où son capitalisme est périmé » (Albert Camus) : S'il ne devrait évidemment être question pour nous d'adhérer de quelque manière que ce soit, à un projet libéral, il nous revient peut-être d'utiliser le mouvement par lequel ce libéralisme borgne s’attaque au capitalisme aveugle.

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