Sanctification internationale de Nelson Mandela : L'homme debout et son icône

Plus de cent chefs d'Etat et de gouvernement ont assisté à la cérémonie publique de sanctification de Nelson Mandela. D'entre cette centaine de souverains, présidents, premiers ministres, notre président à nous, Ueli Maurer, dont le mentor, Christoph Blocher, avait trouvé le moyen, quelques jours auparavant, de tenter une réhabilitation du régime d'apartheid que Mandela passa sa vie à combattre, en liberté ou en prison. Grâce soit finalement rendue à la franchise, au cynisme ou au gâtisme de Blocher : lui au moins n'aura pas sacrifié à l'hypocrisie ambiante. Or donc, on a honoré en Mandela un « géant de l'histoire » (ce qu'il fut), « l'un des plus grands leaders de notre temps » (ce qu'il fut aussi), une « icône mondiale » (ce à quoi il ne saurait être réduit sans que son action soit dévaluée). Sanctifier un homme, c'est le désarmer : Mandela fut un révolutionnaire. Pas une icône, et en faire une icône, c'est sans doute le trahir plus sûrement qu'on le fit en l'emprisonnant.

Un bon révolutionnaire est un révolutionnaire mort...

« Notre mandat de représentants du parti prolétarien, nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est contresigné par la haine exclusive et générale que nous ont vouées toutes les fractions du vieux monde et tous les parti », écrivait Marx à Engels, en mai 1859. De qui Mandela tenait-il son mandat, sinon de lui-même, du choix qu'il avait fait de combattre pour son peuple, et de cette « haine exclusive et générale » que lui vouèrent alors les tenants de l'apartheid, leurs soutiens, les pouvoirs étrangers qui avaient intérêt à ce qu'il perdurent (du colonialisme portugais accroché à ses colonies d'Angola et du Mozambique, aux Etats-Unis, en passant, évidemment, par les pouvoirs économiques de notre beau pays démocratique et neutre, et par les servants politiques de ces pouvoirs économiques...).

Il y a un enseignement de Mandela, et ce n'est évidemment pas celui dont les cent chefs d'Etat et de gouvernements réunis avant-hier ont empli leurs discours. Cet enseignement est celui-ci : contre toute proclamation d’unification du monde, toute illusion de finitude de l’histoire, tout irénisme, le mouvement révolutionnaire (au sens le plus large que nous puissions donner à ce terme, qui n'exclut nullement l'usage du réformisme) dispose d’une force dont il ne fait guère usage : on ne donnait pas cher de la capacité des fondateurs de l'ANC de renverser le régime de l'apartheid... Mais de tous les échecs d'un mouvement révolutionnaires, de toutes ses impasses, de toutes ses défaites et de toutes ses trahisons naît une richesse théorique et pratique dont il ne tient qu’aux révolutionnaire de faire usage. La première de leurs tâches est de se redonner confiance en leur propre force, en leurs propres capacités. Il n’est pour ce faire aucun moyen qui soit à mépriser -pour autant bien sûr qu’il ne soit pas contradictoire de ses buts, et aucune individualité à ignorer -pour peu, bien sûr, qu’elle soit capable d’actes pratiquement révolutionnaires, c’est-à-dire d’actes du refus du monde tel qu’il est, et de proclamation du monde tel qu’il doit être -du tract à l’émeute, de la lutte armée à la lutte syndicale,  de la reprise individuelle à la création artistique à l’agitation syndicale. La subversion ne connaît pas de frontières disciplinaires, thématiques: elle peut se servir de tout, et de tout faire une arme. C'est que que fit l'ANC.  Il importe de se souvenir qu’elle n’a cessé, au long de son histoire, d'accumuler son propre capital d’expérience et d’invention théorique. Et celui de l'ANC est considérable, quoi qu'il en reste apparemment aujourd'hui, dans la réalité d'une Afrique du Sud débarrassée de l'apartheid, mais pas de l'exploitation, ni de la misère, ni de l'oppression, ni des contradictions entre ses populations, ni de l'inégalité des conditions de vie des « noirs » et des « blancs » .

De quoi Mandela fut-il le nom ? D'un refus irréductible d'accepter l'ordre social et politique régnant. De quoi ses héritiers au pouvoir aujourd'hui sont-ils le nom ? de la dissolution de ce refus dans l'exercice du pouvoir d'Etat, calibré à la volonté de le garder. «  Il y a trop de dirigeants qui se disent solidaires du combat de Mandela pour la liberté, mais ne tolèrent pas l'opposition de leur propre peuple », a déclaré Barack Obama, dans un discours très applaudi par une foule qui avait auparavant applaudi l'arrivée de Robert Mugabe à qui la phrase d'Obama pouvait aller comme un gant. Mais Obama lui-même n'est-il pas, si héritier de Mandela qu'il se proclame, l'héritier aussi de ses prédécesseurs et des politiques américaines de soutien au régime de l'apartheid, et de définition de Mandela comme «  terroriste »  ?

Pour tout potentat, un bon révolutionnaire est un révolutionnaire mort : 100 chefs d'Etat et de gouvernement ont pu rendre hommage à Nelson Mandela.  Puis reprendre le cours normal de leur gouvernance : qu'un autre Mandela, ou même qu'un opposant n'ayant rien de sa stature, de son courage, de son endurance, s'avise, dans leur pays ou dans un autre sur lequel leur pays entend imposer sa politique,  de se dresser contre eux et de dénoncer leur régime, cet opposant vérifiera vite que la sincérité de l'hommage à Madiba ne se mesure pas plus aux discours tenus que celle du chagrin d'un crocodile à ses pleurs.

Commentaires

Articles les plus consultés