De quoi parle-t-on quand on parle de "libre circulation" ?

Du beau principe à la réalité

De quoi parle-t-on quand on parle de "libre circulation" ? de "libre circulation" des personnes ou de "libre circulation" des travailleurs ? Ce qui est en cause dans le vote du 9 février sur l'initiative udéciste, ce n'est pas la "libre circulation", mais ce que les accords passés et les politiques menées en font, et qu'on nomme "libre circulation des travailleurs" alors que chacun des mots de cette expression est, dans la réalité, mensonger. Libre, la circulation ? Non : elle ne s'applique (et encore, avec des restrictions pour certains) qu'aux ressortissants de l'Union Européenne (ou aux pays avec lesquels des accords spécifiques ont été passés).  S'agit-il de "circulation" ? Non :  il s'agit, pour la Suisse, d'importation de main d'oeuvre. S'agit-il de "libre circulation des personnes" ? Non, il s'agit de "libre circulation" des travailleurs utiles à l'économie du pays.  On a donc d'abord une discrimination entre les Européens et les autres : La "libre circulation" n'est pas libre. On a ensuite une discrimination entre les travailleurs, et entre les travailleurs et les autres : la "libre circulation" est utilitariste. On a enfin un droit fondamental (la libre circulation) réduit à une politique spécifique de l'emploi.


Une "libre circulation des travailleurs" qui n'est pas libre, n'est pas une circulation et est discriminatoire et utilitariste


Les socialistes sont,  en principe, et du moins à l'origine, fondamentalement favorables à la libre circulation des personnes. Nous revendiquons pour nous le droit de nous rendre où nous voulons, quand nous voulons, pour y travailler ou non. Cela, c'est la libre circulation.  Mais cette revendication n'est légitime que si elle est aussi une revendication pour les autres : Je n'ai que les droits que je reconnais aux autres, les autres ont tous les droits que je revendique pour moi.  La libre circulation n'est donc légitime que si elle est réciproque.

Ce qui est en cause, concrètement, sur le terrain, et dans la campagne sur l'initiative udéciste agitant le spectre de l'"immigration de masse", c'est une libre circulation des travailleurs qui n'est pas libre, qui est discriminatoire et qui est utilitariste.  Et là, on n'est plus dans le principe, on est dans ce que le rapport des forces politiques, sociales et culturelles en font. Et ce qu'ils en font, c'est ce que nous connaissons aujourd'hui après les accords bilatéraux : la satisfaction des besoins de main d'oeuvre de l'économie suisse -toute la campagne de la droite et du patronat tourne d'ailleurs autour de cet objectif là, et si l'initiative de l'UDC devait, comme nous le souhaitons ardemment, être repoussée, ce ne sera pas par adhésion au principe libertaire de la "libre circulation" mais majoritairement, comme à l'époque des initiatives Schwarzenbach, par peur de "remettre en cause notre prospérité".

L'enjeu politique du débat est donc être de confronter un principe dont on se gargarise avec la réalité de ce qu'on en fait, et avec les conséquences de cette réalité. De confronter la libre circulation des personnes avec la libre importation de la main d'oeuvre nécessaire. Et notre tâche politique n'est pas d'abolir cette libre circulation de la main d'oeuvre nécessaire, mais de l'élargir à la libre circulation tout court, en restaurant le droit d'asile, en abolissant les discriminations entre immigrants et résidents, entre anciens immigrants et nouveaux immigrants,  entre suisses et étrangers, entre habitants d'un côté ou de l'autre de la frontière -tous "frontaliers" par définition. Et ce sont les rapports de force politiques (mais aussi économiques, sociaux et culturels) qui vont déterminer la réalité de la libre circulation, et ce qu'on fera du principe quand on le traduira en une politique.  L'initiative de l'UDC est lancée contre la "libre circulation" à la fois en tant que principe et en tant que politique : sa contestation des bilatérales est le prétexte pour réchauffer le vieille soupe xénophobe. D'ailleurs, elle assimile, mélange et additionne tout : les immigrants et les frontaliers, les travailleurs étrangers et les requérants d'asile, ce qui permet au coordinateur des Verts tessinois, expliquant la position de son parti, favorable à l'initiative de l'UDC contre "l'immigration de masse", de se justifier  de son soutien à une initiative dont il désapprouve la quasi totalité du texte ("nous n'avons pas écrit ce texte" qui contient des dispositions "inadmissibles", comme "inclure les demandeurs d'asile dans les contingents", "limiter le regroupement familial" ou, de fait, se préparer à en "revenir au statut indigne de saisonnier"), mais qu'il soutient tout de même, avec ses dispositions "indamissibles", parce qu'elle parle des frontaliers (en les mélangeant aux immigrants)...

Pour s'extirper de cette confusion (dont les Verts tessinois ne sont pas les seules victimes, les lambertistes -et d'autres- sont grosso modo sur la même ligne, faisant de l'Union Européenne et de sa Commission l'"ennemi principal" en oubliant qu'ici et maintenant, notre "ennemi principal", c'est la droite et le patronat de notre pays... et que le cadre légal suisse ne vaut pas mieux que le cadre légal européen, et est même considérablement plus contestable s'agissant des droits syndicaux... ), le choix de la gauche doit être celui de la défense du principe de la libre circulation de toutes et tous, et, dans la traduction de ce principe, non seulement du renforcement des mesures d'accompagnement existantes, mais aussi de l'introduction de mesures nouvelles : le salaire minimum, la protection des droits syndicaux, la protection contre les licenciements, l'élargissement des conventions collectives, le contrôle syndical sur le respect des lois, des conventions et des mesures d'accompagnement.
A quoi on ajoutera, au-delà des aspects liés à l'emploi, aux conditions de travail, aux salaires, les revendications fondamentales d'égalité des droits entre immigrants et résidents, suisses et étrangers, de défense du droit d'asile, de réforme du droit de la nationalité avec la revendication du droit du sol -ceux qui sont nés ici sont des nôtres- et de la naturalisation facilitée. Toutes revendications  que le patronat, le Conseil fédéral et les partis de droite, opposés à l'initiative udéciste, combattront avec au moins autant d'acharnement et de moyens qu'ils mettent à préserver leur "armée de réserve" de main d'oeuvre.
Rien de ce que nous énumérons ici n'est contradictoire du principe de la liberté de circulation, tout, au contraire, en est la condition. Et tout y est aussi la condition d'une "alternative" de gauche  à la xénophobie d'Etat, comme à la politique migratoire purement utilitariste de la droite, du patronat... et du Conseil fédéral. Car
il n'y a pas de "problème de l'immigration" en Suisse : il y a un problème de faiblesse des organisations, syndicales et politiques de travailleurs -une faiblesse en grande partie due à leur intégration dans les institutions politiques et sociales, et à une culture de "refus du conflit" (ou de plutôt : de peur du conflit) qui les pousse à se désarmer elle-même, avant les combats qu'elles ont à mener.

Ce n'est pas la loi qui peut décider du nombre d'étrangers dans un pays : la loi ne détermine que leurs conditions de séjour, et les critères de leur séjour légal. Et plus elle durcit ces conditions et ces critères, plus elle fait de l'immigration un problème.  Aucune loi, jamais, ne peut "gérer" l'immigration. L'immigration est la conséquence de situations qui échappent totalement aux lois nationales -et même aux lois internationales. L'immigration va toujours de la plus grande pauvreté vers moins de pauvreté, de l'absence de libertés vers plus de libertés. Tant que la Suisse sera plus riche que la plupart des autres pays, et qu'on y sera plus libre qu'ailleurs, on y émigrera. légalement ou non. Plus la loi sera dure à l'égard des immigrants, plus elle sera restrictive à l'immigration, plus l'immigration la contournera, et se fera illégale. Les politiques d'immigration restrictives produisent de l'immigration illégale : des gens qui sont prêts à traverser la Méditerranée sur des bateaux pourris en risquant de s'y noyer ne vont pas se préoccuper des textes de lois et des accords internationaux : quand on risque sa vie, on ne se préoccupe pas de le faire dans la légalité ou non
.

C'est une vieille illusion que celle de croire qu'on protégera les travailleurs en restreignant leur liberté de circulation et d'établissement, en "protégeant" les travailleurs d'autres travailleurs. Le dumping salarial et social est constitutif du capitalisme : on met en concurrence les forces de travail entre elles, pour en faire baisser le prix pour l'employeur -femmes contre hommes, jeunes contre vieux, immigrants contre résidents, étrangers contre indigènes etc...Les frontières ne protègent que les Etats, les pouvoirs, les capitalismes et les patronats nationaux. Les frontières ne protègent pas les travailleurs, elles protègent ceux qui détiennent le pouvoir à l'intérieur des frontières.
Et que l'on sache, en Suisse, aujourd'hui, ce ne sont pas les travailleurs.

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