Une « mobilisation citoyenne » pour « Le Temps » ?

L'anorexie Gutenberg

Lancé par le « Cercle des Amis du Temps » pour garantir « la pérennité, l'indépendance et l'exigence éditoriale » du quotidien face aux menaces que font peser sur elles la décision de ses propriétaires (Ringier et Tamedia) de s'en défaire ou de concentrer l'actionnariat sur l'un seul des deux, un Appel a été signé par plusieurs centaines de personnalité politiques, culturelles, universitaires, des milieux de la santé et du droit (« seul le milieu sportif brille par son absence, regrette le « Temps » plaide pour une reprise du journal par une entité indépendante, ce que refusent clairement les propriétaires actuels, même si les initiants de la démarche (qui, en bon anciens lecteurs du «Journal de Genève », excluent tout soutien des pouvoirs public) assurent que des financiers et mécènes romands seraient prêts à s'engager avec eux. Cet épisode illustre au moins les impasses de la presse écrite quand elle se refuse à quitter les rails du marché.


Parler d'une voix « claire, cohérente, faite de chair et de vie »

Les récentes propositions du PS, reçues par les éditeurs de journaux avec un assez extraordinaire mélange d'aveuglément et de mauvaise foi) prennent tout leur sens à la lumière des incertitudes planant sur le « quotidien de référence » romand -et d'entre ces propositions, ce qui les motive : celle d'aider les media à « se soustraire à l'influence de tous les pouvoir, quels qu'ils soient ». Y compris le pouvoir de leurs propriétaires privés.  Mais le pouvoir le plus dangereux, celui qui pèse le plus lourdement sur eux, celui qui a les plus graves conséquences, ne serait-ce pas le pouvoir des idées reçues, des préjugés, du conformisme autour de la « révolution de l'internet » ? Car s'il y a bien une « révolution de l'internet », c'est une révolution au sens astronomique, newtonien, celui de la rotation complète d'un mobile autour de son axe. Et le mobile, aujourd'hui, ce sont les éditeurs de journaux, tournant comme des malades autour d'une illusion : celle de pouvoir remplacer le papier par l'écran, et les recettes tirées du premier par des recettes tirées du second. 

A la presse se sont successivement ajoutées la radio et la télévision, mais jusque dans les années '80, elle restait le medium de référence. Et les meilleurs de ses titres affichaient à la fois leur indépendance et leur ambition : «Vous ne trouverez derrière mon dos ni banque, ni église, ni parti », proclame le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry. Et le fondateur de la Repubblica, Eugenio Scalfari d'expliquer qu'il va « apporter du sens à ses lecteurs et respecter scrupuleusement cette règle : aucun fait sans idée, aucune idée sans un fait »...
Mais dès la fin des années '80, avant même la déferlante internet, le règne de la presse écrite s'achève. Et ses angoisses commencent et avec elles, la soumission de la presse au marketing et à la publicité : en 1982, Libération, quotidien issu de la gauche révolutionnaire, décide de s'ouvrir à la publicité, car elle est « un art » et que « sans elle, Libération eût été incomplet », se justifie son directeur d'alors, Serge July... Et tous les grands quotidiens d'information qui ne s'étaient pas encore livrés à cet exercice s'ouvrent aux rubriques et aux suppléments people, mode, commerce de luxe... En même temps, « Des pans entiers du monde, de la société, de notre vie ne sont plus arpenté » par la presse, constate le Manifeste XXI lancé par le trimestriel du même nom, pour conclure que  « La presse du XXIe siècle a ce champ libre devant elle » et qu'elle y est attendue. Car « il est possible de refonder une presse post-internet », affirme le Manifeste XXI. Pour ses auteurs, cette possibilité n'est cependant effective qu'à quatre conditions : d'abord, cesser de courir après le temps et de vouloir être absolument les premiers à rendre une information publique. Avec l'internet, cette course de «furets sur la piste des nouvelles» (Jules Verne) est perdue d'avance. Cette course, mais pas la recherche du sens, du contenu, de l'enquête documentée, « à contre-temps de l'information immédiate », différente, durable. Ensuite, retrouver le terrain : « le journaliste est celui qui va où le lecteur ne peut pas aller »,.  Enfin, la cohérence : « ce qui nous menace n'est pas l'excès d'information, mais l'excès d'insignifiance », et une «cure d'amaigrissement»  des journaux leur permettrait de ne plus traiter « trop de sujets, trop hâtivement », et de parler d'une voix « claire, cohérente, faite de chair et de vie».

Tenir un blog ou une page sur Facebook, ce n'est pas être journaliste. Mais c'est tout de même ce qu'on demande désormais aux journalistes. On en est à proposer l'automatisation pure et simple du travail éditorial et journalistique : on constitue une base de données avec toutes les informations disponibles sur tous les sujets qu'on pense avoir à traiter un jour, on crée des modèles d'articles de différentes longueurs dont on n'a plus qu'à changer les mots clefs, et l'article est pondu par l'ordinateur. Plus besoin de journalistes. Et bientôt, d'ailleurs, même plus besoin de lecteurs : le critère, c'est la pub, pas le lectorat.
Et c'est ainsi que l'on passe de la Galaxie Gutenberg à l'anorexie Gutenberg.

Commentaires

  1. Bien écrit et bien pensé, Pascal. Merci de me faire connaître XXI. Il me semble qu'un renvoi au site est nécessaire, le voici: http://www.revue21.fr/

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