Prisons genevoises : de Saint-Antoine à Champ-Dollon : « Je me souviens »

Pour une fois, « on » va écrire à la première personne du singulier. « Je  me souviens », non pas « on se souvient » ou « nous nous souvenons ». Ce n'est pas qu'« on » se prenne pour Georges Perec, c'est que même partagée par des milliers de personnes en même temps, des millions et des millions depuis le temps qu'elle sévit, la prison est une expérience aussi singulière qu'elle est collective, et que la mémoire qu'« on » peut en garder elle aussi est singulière : « on » n'y est pas entré pour des raisons impersonnelles, mais pour des actes commis -en toute connaissance de cause ou non- ou dont « on » est suspecté -à tort ou à raison. Et cette expérience singulière (e n'y étais ni par hasard ni par erreur) l'est dans la mesure ou chacun d'entre nous l'est aussi, singulier : la prison se vit personnellement. Et donc, parce que les derniers soubresauts de Champ-Dollon me remettent en mémoire à la fois les derniers temps de Saint-Antoine et les premiers temps de Champ-Dollon : « Je me souviens »...

Les conditions de détention à Champ-Dollon sont pires qu'à Saint-Antoine il y a 35 ans...


Je me souviens de Saint-Antoine, dans ses dernières années : insalubre, incommode, mais au coeur de la ville, entre une école et un collège, avec les bruits de la vie, les cris des enfants, les sonneries des récréations. Des détenus s'en étaient évadés à l'ancienne, avec les draps de lits noués en corde, pour tomber directement dans la cour du collège Calvin sous les applaudissements des collégiens. Je me souviens du remugle de la vieille geôle : ce mélange inimitable d'odeurs de moisi, de détergent, de fumée et de bouffe froide. On n'y était pas confortable, on y écrasait les cafards à coups de bouteilles d'insecticide vide et celui qui en avait écrasé le plus en gagnait le nombre en cigarettes. On n'y était pas entassés dans des cellules bourrées de deux fois plus de détenus qu'elles n'en pouvaient contenir. Je me souviens d'un codétenu qui à l'aube grimpait s'accrocher aux barreaux des fenêtres, placées au plus haut des murs de cellules, pour pousser le chant du coq. Je me souviens d'un autre codétenu qui avait tenté de se couper les veines avec le couteau en plastique dont nous disposions pour manger.

Je me souviens des premières années de Champ-Dollon : une prison moderne, plus vaste, plus propre, plus rationnelle. Mais qui au début fut surnommée « prison-suicide ». Parce qu'à l'écart de tout, avec quelque chose d'aseptisé, d'inhumain à force précisément de rationalité et de propreté. Et de coupure physique avec la ville, comme s'il fallait, en éloignant la prison du regard de la population, rendre plus manifeste encore cette distinction que la centralité de Sainjt-Antoine diluait et qu'en ces années là Michel Foucault résumait ainsi : «  ceux qui sont à l'extérieur devraient être justes ou réputés tels; et ceux qui sont dans les prisons, et ceux-là seulement, devraient être les coupables », de telle sorte que « ceux qui sont à l'extérieur (aient) l'impression de ne plus être responsables de ceux qui sont à l'intérieur »... Champ-Dollon avait repris de Saint-Antoine la fonction que la loi assignae à la prison genevoise : une prison essentiellement préventive, avec la possibilité d'être aussi un établissement d'exécution de peines, mais pas pour plus de trois mois. Et aujourd'hui, cette prison essentiellement préventive détient plus de personne condamnées, en exécution de peine, que de personnes en attente d'un jugement. Cette évolution fut lente : pendant une dizaine d'années, Champ-Dollon n'abrita pas plus de détenus qu'elle ne comportait de places de détention (autour de 180, si ma mémoire est bonne). Et puis, progressivement, la fonction de la prison a changé, on est passé de celle qu'analysait Foucault, la surveillance et la punition, à une fonction de stockage des marges sociales perturbantes. En 35 ans, on est passé de 180 à 900 détenus. Cinq fois plus. Ni la population, ni la délinquance, ni la criminalité n'ont quintuplé à Genève en cinq ans. Ce qui a changé, c'est l'usage de la prison.

Saint-Antoine avait fonctionné comme prison pendant un siècle -il aura suffit de trente ans pour que Champ-Dollon dysfonctionne. Il paraît que l'histoire s'accélère. L'intelligence des gestionnaires politiques et judiciaires de la prison, elle, ne tient pas ce rythme. Aujourd'hui, les conditions de détention à Champ-Dollon, et avec elles les conditions de travail du personnel de surveillance, du personnel médical, du personnel d'encadrement social, sont plus mauvaises qu'à Saint-Antoine il y a 35 ans. « Je ne compte plus les détenus que je suis allé dépendre. J'ai déjà ramassé les boyaux de quelqu'un qui s'était fait agresser », témoigne un gardien. « Ici, c'est de la folie, une zone de guerre et je vis ça la trouille au ventre à chaque moment », témoigne un détenu. «  Faudra-t-il attendre un mort pour qu'on désemplisse enfin cette prison ? », s'interroge la mère d'un détenu... On aimerait répondre « non ».

Demain jeudi 20 mars, à 19 heures, Maison des Associations, le criminologue M. Solca et notre candidat au poste de Procureur Général de Genève, Pierre Bayenet, débattront du bilan du Procureur Jornot, du rôle et de la marge de manoeuvre d'un procureur général de gauche et des alternatives au « tout carcéral ».

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