Suisse : Après le « Besoin de grandeur » de Ramuz, un besoin de petitesse ?

« Un petit pays est-il condamné par sa petitesse même à ne pas connaître la grandeur ? », s'interrogeait (en 1937) Charles-Ferdinand Ramuz. Qui poursuivait ainsi :  « Ce ne serait encore rien que les petits pays ignorassent la grandeur, s'ils ne croyaient pas la posséder, mais ils s'isolent et, vivant sur eux-mêmes, finissent par ne plus pouvoir se comparer. Ils finissent par confondre le conformisme avec l'ordre, l'inertie avec la certitude, la résignation avec la confiance en soi ». 75 ans plus tard, on peut la mesurer, cette triple confusion, à l'aune de certain vote où ce n'est pas le « besoin de grandeur » dont Ramuz regrettait qu'il fût faiblement ressenti qui s'exprima, mais une sorte d'intense besoin de petitesse, d'être entre soi, chez soi, avec soi, au chaud.

Sous l'apparente arrogance, une revendication d'insignifiance...

Formellement valide, mais aussi politiquement stupide qu'il est politiquement explicable, tel nous apparaît, avec la distance qui convient et le temps qui permet à la colère de s'apaiser, le vote du 9 février sur l'initiative xénophobe de l'UDC. La colère pouvait être spontanée, ce dimanche-là, et peut-être n'était pas si mauvaise conseillère que l'increvable proverbe nous le susurre. Moins mauvaise conseillère en tout cas que le seul mépris face à l'argumentation des partisans de l'initiative, même en teintant ce mépris de commisération pour ceux qui crurent en cette argumentation.
Et puis quoi ? Le 9 février au matin, la Suisse était au centre de l'Europe, et le 9 février au soir, elle y était toujours. Qu'entre-temps se soit dessinée une majorité de citoyennes et de citoyens pour avoir voulu nier cette réalité bêtement, lourdement géographique, n'y change rien : le 9 février, la Suisse (la « vraie Suisse » selon Blocher : une Suisse sans la Romandie, sans les villes et sans la gauche) s'est niée elle-même, s'est proclamée trop faible, trop petite, trop pauvre culturellement pour résister à la liberté de circulation des symboles et des personnes. Et sous l'apparente arrogance du « y'en a point comme nous », c'est une revendicastion d'insignifiance que l'on devine. On pourrait charitablement la laisser à ceux qui, sans le savoir, en ont fait étalage, mais leur vote peut avoir au moins cette vertu de dissiper le rideau de fumée des mythes historiques et des discours patriotiques par lesquels une certaine Suisse (la «vraie Suisse », toujours...) exprime son incertaine idée d'elle-même, et son furieux « besoin de petitesse ». L'autre initiative xénophobe qui guette, «Ecopop», n'exprime d'ailleurs rien d'autre que cette rétraction d'une Suisse sur elle-même, contre une autre Suisse, et l'exprime même mieux encore que l'initiative udéciste..
Ce sont ainsi deux pays différents, mais entrelacés, imbriqués l'un dans l'autre, et pesant le même poids dans les urnes, à quelques dizaines de milliers de voix près, dans un sens ou l'autre, qui nous apparaissent. Non pas l'un à côté de l'autre, mais l'un face à l'autre. Or le nôtre de pays, nous n'en avons pas hérité : nous l'avons choisi -nos adversaires aussi, d'ailleurs, ont choisi le leur : la «suissitude» n'est pas un gène, elle est une adhésion, arbitraire comme toute adhésion politique, à une définition particulière de soi. Pour faire pédant (cela vous pose parfois un commentateur), on dira que cette définition peut être apologétique ou apodictique, qu'elle peut se construire en dévalorisant les autres ou en se valorisant soi-même...

C'est en tout cas une évidence que confirme le vote du 9 février : celle d'une vacuité. « La Suisse n'existe pas », proclamait à l'expo universelle de Séville, il y a vingt ans, un panneau de Ben Vautier, dans le pavillon helvète -et cela fit scandale. Pourtant, en effet, la Suisse n'existe pas -du moins cette Suisse dont on nous rebattait les oreilles, sans clivages, avec certes quelques petites différences, mais harmonieusement fondue en une aimable crème sociale. Ce pays redécouvre ses divisions, il était temps.
Se reconnaître tel qu'on est, cela peut aider à grandir, et à oublier le « besoin de petitesse » exprimé le 9 février dernier.
Pour les nains de jardins, la terre, sans doute, est plate, et en son centre, la Suisse est immobile. 
Eppur si muove...

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