Quand la République de Genève passait pour un modèle...

Genève, République des Abeilles

Comme on est atteint d'une crise de flemmingite aigüe et qu'on ne pas tarder à avoir mieux à faire que vous gratifier de nos états d'âme, on laisse lâchement la parole à deux vieux camarades, Diderot et d'Alembert, qui vont nous parler un peu de nous (en chantant nos louanges. ça nous changera, sans nous rajeunir). Donc, tiré de l' Encyclopédie, un petit extrait (dans l'orthographe originale) de l'article « Genève », qui se conclut par ces mots doux : « Nous ne donnerons peut-être pas d'aussi grands articles aux plus vastes monarchies ; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n'est pas moins intéressante que l'histoire des grands empires, & ce n'est peut-être que dans les petits états qu'on peut trouver le modele d'une parfaite administration politique (...) »

« Le gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la démocratie »

On distingue dans Genève quatre ordres de personnes : les citoyens qui sont fils de bourgeois & nés dans la ville ; eux seuls peuvent parvenir à la magistrature : les bourgeois qui sont fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de bourgeoisie que le magistrat peut conférer ; ils peuvent être du conseil général, & même du grand-conseil appellé des deux-cens. Les habitans sont des étrangers, qui ont permission du magistrat de demeurer dans la ville, & qui n'y sont rien autre chose. Enfin les natifs sont les fils des habitans ; ils ont quelques priviléges de plus que leurs peres, mais ils sont exclus du gouvernement.
A la tête de la république sont quatre syndics, qui ne peuvent l'être qu'un an, & ne le redevenir qu'après quatre ans. Aux syndics est joint le petit conseil, composé de vingt conseillers, d'un thrésorier & de deux secrétaires d'état, & un autre corps qu'on appelle de la justice. Les affaires journalieres & qui demandent expédition, soit criminelles, soit civiles, sont l'objet de ces deux corps.
Le grand-conseil est composé de deux cent cinquante citoyens ou bourgeois ; il est juge des grandes causes civiles, il fait grace, il délibere sur ce qui doit être porté au conseil général. Ce conseil général embrasse le corps entier des citoyens & des bourgeois, excepté ceux qui n'ont pas vingt-cinq ans, les banqueroutiers, & ceux qui ont eu quelque flétrissure. C'est à cette assemblée qu'appartiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix, les alliances, les impôts & l'élection des principaux magistrats, qui se fait dans la cathédrale avec beaucoup d'ordre & de décence, quoique le nombre des votans soit d'environ 1500 personnes.
On voit par ce détail que le gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la démocratie ; tout est sous la direction des syndics, tout émane du petit-conseil pour la délibération, & tout retourne à lui pour l'exécution : ainsi il semble que la ville de Genève ait pris pour modele cette loi si sage du gouvernement des anciens Germains ; de minoribus rebus principes cousultant, de majoribus omnes, ita tamen, ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud principes praetractentur. Tacite, de mor. Germ.
(...)
La justice criminelle s'exerce avec plus d'exactitude que de rigueur. La question, déjà abolie dans plusieurs états, & qui devroit l'être par-tout comme une cruauté inutile, est proscrite à Genève ; on ne la donne qu'à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices, s'il est nécessaire. L'accusé peut demander communication de la procédure, & se faire assister de ses parens & d'un avocat pour plaider sa cause devant les juges à huis ouverts. Les sentences criminelles se rendent dans la place publique par les syndics, avec beaucoup d'appareil.
On ne connoît point à Genève de dignité héréditaire ; le fils d'un premier magistrat reste confondu dans la foule, s'il ne s'en tire par son mérite. La noblesse ni la richesse ne donnent ni rang, ni prérogatives, ni facilité pour s'élever aux charges : les brigues sont séverement défendues. Les emplois sont si peu lucratifs, qu'ils n'ont pas de quoi exciter la cupidité ; ils ne peuvent tenter que des ames nobles, par la considération qui y est attachée.
On voit peu de procès ; la plûpart sont accommodés par des amis communs, par les avocats même, & par les juges.
Des lois somptuaires défendent l'usage des pierreries & de la dorure, limitent la dépense des funérailles, & obligent tous les citoyens à aller à pié dans les rues : on n'a de voitures que pour la campagne. Ces lois, qu'on regarderoit en France comme trop séveres, & presque comme barbares & inhumaines, ne sont point nuisibles aux véritables commodités de la vie, qu'on peut toûjours se procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le faste, qui ne contribue point au bonheur, & qui ruine sans être utile. (...)
(...)
Nous ne donnerons peut-être pas d'aussi grands articles aux plus vastes monarchies ; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n'est pas moins intéressante que l'histoire des grands empires, & ce n'est peut-être que dans les petits états qu'on peut trouver le modele d'une parfaite administration politique. Si la religion ne nous permet pas de penser que les Génevois ayent efficacement travaillé à leur bonheur dans l'autre monde, la raison nous oblige à croire qu'ils sont à-peu-près aussi heureux qu'on le peut être dans celui-ci :
O fortunatos nimiùm, sua si bona norint ! (O)

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