« Gripen » : Dramaturgie épique pour un achat inutile


Alarmés par les sondages et la persistance d'intentions de vote majoritairement défavorables à l'achat des avions de combat « Gripen » (même si le «  oui » progresse et le « non » régresse, ce dernier est toujours assez nettement en tête), les partisans de cet achat vantent désormais moins les qualités de l'avion qu'ils convoitent et la nécessité de l'acquérir, qu'ils n'appellent la Suisse profonde à se mobiliser pour défendre son armée attaquée par une coalition de gauchistes antimilitaristes, de bobos égoïstes et jouisseurs et d'irresponsables ignorants des lourdes menaces pesant sur Maman Helvetia. Bref, ils nous rejouent la dramaturgie épique d'une campagne contre l'abolition de l'armée, alors qu'il ne s'agira, le 18 mai, que de répondre à la question : la Suisse a-t-elle vraiment besoin de claquer des milliards pour s'acheter 22 avions de combat supplémentaires quand ceux dont elle dispose déjà lui suffisent ?

... nous faire prendre un vote sur l'achat de vessies pour un verdict sur le sort d'une lanterne...


On s'interroge encore sur les critères du choix du « Gripen » plutôt que du «Rafale» français ou de l'«Eurofighter» allemand (des critères qui semblent essentiellement d'ordre financier -on a choisi l'avion le moins cher, mais aussi le moins performant), que le discours tenu pour convaincre le bon peuple de la nécessité de l'achat, farci de considérations techniques et tactiques destinées à la présenter comme le phénix des hôtes de nos aéroports militaires, est désormais passé de mode. Ce discours il est vrai ne convainc guère, à en juger par les réticences de l'opinion publique à l'accepter comme parole d'évangile, et ce ne sont pas les facéties d'Ueli Maurer qui peuvent y suppléer efficacement : la campagne est difficile pour les partisans de l'achat du navion suédois, peu accoutumés à se voir prédire une défaite électorale, et il leur fallait bien trouver un autre angle d'attaque, un autre argumentaire, un autre moyen de mobiliser le ban et l'arrière-ban de leurs partisans potentiels. Cette pierre philosophale de campagne, destinée à transformer un argumentaire foireux en mythe mobilisateur héroïque et Ueli der Soldat en réincarnation de Manfred von Richtoffen, nos militaristes semblent (ou en tout cas croient) l'avoir trouvé  : on ne voterait plus, le 18 mai, sur l'achat des « Gripen », mais sur le sort de l'armée suisse toute entière. On revoterait donc en quelque sorte sur l'initiative proposant son abolition, comme l'écrit dans la Tribune de Genève un ancien commandant des Forces aériennes helvétiques, Fernand Carrel : « le véritable enjeu de la prochaine votation n'est pas "oui" ou "non" au Gripen, mais "oui" ou "non" à la survie de notre aviation militaire et, finalement, de notre armée de milice ». Pas moins. Et peut-être même plus encore : un « oui » ou « non » à la survie du pays. Carrément. Pourtant, en 2010, les services de notre ministère de la Défense (les services d'Ueli Maurer, donc) assuraient que les F/A 18 dont dispose l'armée suisse « suffisent pour remplir les tâches de police aérienne ». Ils suffisent toujours et suffiront encore pendant une bonne quinzaine d'années, et ni l'aviation militaire suisse, ni l'armée suisse, ni, évidemment, la Suisse elle-même ne seraient menacées dans leur essence ou leur existence parce qu'elles devraient assurer la « police aérienne » du territoire par des F/A 18 plutôt que par des Gripen.

Ce déplacement de l'enjeu, d'un achat spécifique à un drame existentiel, est sans doute la seule chance pour les supporters de Saab, dûment cornaqués par l'Ambassadeur de Suède en Suisse, d'emporter le vote: en scrutin populaire, les Suisses n'ont à ce jour jamais encore dit « non » à leur glorieuse armée. Certes, dans leur coin, les Genevois, les Jurassiens, les Tessinois, les Bâlois l'ont fait -mais ces marges sont-elles vraiment suisses ?
On se retrouve donc en face d'une véritable entreprise de mystification, consistant à nous faire prendre un vote sur l'achat de vessies pour un verdict sur le sort d'une lanterne : Et si le soleil ne revenait pas ? L'exercice a tout de même quelque chose d'étrangement infantile : à entendre les partisans di  Gripen, on a l'impression de se retrouver en face de pré-adolescents bavant devant un smartphone plus récent que le leur et tentant de convaincre papa et maman de le leur acheter sur le champ, en plaidant qu'il ne s'agit pas d'acquérir un accessoire ou un instrument, mais au moins d'acquérir un supplément d'âme, voire de remplir condition existentielle. On croyait devoir se prononcer sur l'achat d'avions de combat ? On est convoqués à la sacralisation d'un objet transitionnel -et dans le débat qui ainsi dérive, on se demande si le besoin de psychanalystes n'est pas plus prégnant que celui de spécialistes de l'équipement militaire.

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