L'achat des Gripen restera un mirage...

Hier, une rafale de refus a transformé l'achat des Gripen en mirage : le vote des Suissesses et des Suisses est clair, c'est « non » à l'achat des 22 avions de combat suédois pour l'armée de l'air helvétique. C'est d'ailleurs la seule bonne nouvelle (avec tout de même l'acceptation à Genève de l'initiative de l'AVIVO donnant au peuple le pouvoir de se prononcer sur les tarifs des transports publics) de cette journée de votations. Cet avion de combat aura donc au moins eu une utilité : celle d'un lot de consolation politique pour la gauche. Mais d'entre les « nouvelles menaces » auxquelles notre beau pays devrait parer, n'y aurait-il pas désormais pour l'armée la démocratie directe ?

Ueli Maurer, l'ambassadeur de Suède et  les colonels ont pu s'éjecter avant le crash

C'était il y a cinquante ans : le Conseiller fédéral Paul Chaudet (un radical vaudois pur papet) annonce à ses collègues du gouvernement que l'achat de 100 avions de combat Mirage III coûtera bien plus cher (576 millions de plus) que les 871 millions de francs votés par le parlement, et contre lesquels aucun référendum populaire n'a été lancé  : on est encore en pleine guerre froide, et qui critique cet achat, voulu par les chefs de l'armée, se voit aussitôt accusé, en rappel de l'écrasement de l'insurrection hongroise par les Soviétiques huit ans plus tôt, d'être un larbin des rouges (on oubliera au passage l'expédition franco-britannique de Suez pour punir Nasser d'avoir nationalisé le canal). Le Conseil fédéral est furieux de cette explosion des coûts (66 % de plus), mais l'entérine (le parlement réduira cependant de près de moitié le nombre des appareils achetés). L'affaire provoquera une véritable crise politique, et entraînera les démissions en chaîne du chef des forces aériennes, du chef de l'Etat-major général de l'armée et enfin du Conseiller fédéral Chaudet. En 1964, la Suisse entretenait l'armée la plus nombreuse d'Europe relativement à la superficie et à la population du pays. « La Suisse est une armée », proclamait-on fièrement alors (proclamation redoublée quelque temps après par la publication d'un petit chef d'oeuvre d'humour involontaire, le fameux petit livre rouge de la « Défense civile »). Cette apologie militariste est certes passée de mode, du moins sous cette forme, mais pas la conviction des chefs de l'armée et de la majorité du Conseil fédéral qu'il faut à la Suisse des forces aériennes au moins comparables, voire supérieures, à celles de ses voisins, proportionnellement à sa taille et à la leur.

Cinquante après, on a peut-être évité la répétition, en farce plus qu'en tragédie, de l'« Affaire des Mirages ». Il convient, évidemment, d'en remercier le peuple, mais on ne se privera de dire également « merci » à Ueli Maurer et à l'ambassadeur de Suède : sans eux, sans la campagne bouffonne du premier et l'activisme indécent du second, nous n'aurions sans doute pas pu constituer, autour du refus de l'achat des Gripen, la première majorité populaire se prononçant, depuis le Sonderbund, contre l'avis de l'armée. Contre l'avis de l'armée, non contre l'armée : si nous avions, nous, antimilitaristes, été les seuls à voter « non » ce dimanche, nous nous serions retrouvés former entre nous le tiers habituel (au mieux, une petite majorité dans deux, trois ou quatre cantons, toujours les mêmes -le Jura, Genève, Bâle-Ville, éventuellement le Tessin...) des réfractaires au plébiscite de la défense nationale, de la neutralité armée et de l'armée de milice. Il a donc fallu agglutiner autour de ce noyau antimilitariste des opposants au coût financier de l'achat des Gripen, des opposants au choix de l'appareil et des sceptiques sur son utilité, ici et maintenant. Plus quelques vengeurs du 9 février. Pour éviter cette coalition de refus spécifiques, voire contradictoires (les partisans du Rafale ne sont pas des antimilitaristes, les opposants à l'achat aujourd'hui ou demain de 22 nouveaux avions de combat ne le seront pas forcément après-demain...), les partisans de cet achat ont tenté de jouer à la fois sur l'attachement présumé des Suisses à leur armée et sur la peur, en brandissant les exemples de l'Ukraine ou de la Syrie, pour nous expliquer hier après-midi, en comptant cette fois sur l'amnésie, que, non, le vote contre les Gripen n'a pas été un vote contre l'armée. Ce en quoi ils ont raison, factuellement du moins, mais qui ne peut faire oublier que la veille encore ils quémandaient le soutien au Gripen au nom,  précisément, du soutien à l'armée... Si ce n'est elle qui a été désavouée hier, eux du moins l'ont été.
Gageons qu'ils ont tout de même eu le temps de s'éjecter avant le crash de leur proposition. Eux aussi se souviennent sans doute de 1964, et devraient être reconnaissants au peuple suisse de leur avoir évité, en transformant le Gripen en mirage, de subir le sort du Conseiller fédéral Chaudet et des colonels chefs d'état major et des forces aériennes.

Le peuple souverain  est bon prince.

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