Mouvement socialiste et mouvement syndical : Questions d'identité...

L'autre jour, à Genève, des syndicalistes et des socialistes s'interrogeaient gravement dans un débat sur le thème des liens entre le parti et les syndicats, sur la nature de ces liens, la situation des uns et des autres (du parti et des syndicats). Avec, en filigrane, cette question : comment reconstituer une conscience et une identité de classe ? Une question posée surtout à l'organisation politique, menacée de se muer en une sorte de mouvement « attrape-tout » priorisant les enjeux sociétaux sur les enjeux économiques, élargissant la défense des travailleurs à celle de ces 99 % de la population dont les « indignés » nord-américains se veulent les hérauts. 99 %, c'est-à-dire tout le monde, sauf les plus puissants, les plus riches, l'oligarchie politico-économique ultra-minoritaire des « maîtres du monde » (les quelques maîtresses qui s'y retrouvent n'altérant guère la masculinité de la tribu). 99 %, presque tout le monde -autant dire aucun groupe, aucune classe, aucune strate en particulier.

A se vouloir le « parti de tout le monde », on finit généralement par ne plus être celui de personne...

Sommes nous ce « parti de tout ceux qui ne sont pas les gros » que voulait l'ancien président du PS suisse, Helmut Hubacher, ou toujours un parti des travailleurs ? Entre ces deux identités (à supposer même que la première en soit une, alors qu'elle les dissout toutes), c'est bien d'un choix qu'il s'agit. Car être le parti de « tout le monde » sauf des potentats, ou être le parti des travailleurs, sont deux choix possibles -mais exclusifs l'un de l'autre. Certes, les intérêts des travailleurs sont l'intérêt général, puisque les travailleurs sont par définition ceux qui n'exploitent personne. Mais les travailleurs ne sont pas « tout le monde ». Ils sont le monde qui travaille pour le profit ou la rente d'un autre monde. Les rapports entre une organisation politique comme le PS et des organisations du mouvement social comme les syndicats s'inscrivent dans cette contradiction radicale, et si, historiquement, les partis sociaux-démocrates (le qualificatif est, initialement, celui d'un projet révolutionnaire...) sont les outils dont les syndicats se sont dotés pour relayer leur action dans les institutions politiques (les léninistes feront la démarche inverse, se dotant de syndicats pour relayer leurs décisions au sein de la classe ouvrière), cet outil s'est émancipé de son créateur un peu comme la créature de Frankenstein s'émancipe de Frankenstein. Or cette émancipation s'est faite dans le sens d'une intégration profonde des partis sociaux-démocrates aux institutions politiques nées des révolutions libérales et radicales-démocratiques. Une intégration si profonde que ces partis ont souvent non seulement oublié d'où ils venaient, mais surtout à quoi ils pouvaient servir, et ce qui les légitimait : l'opposition à la société réglée par ces mêmes institutions politiques où la social-démocratie prospère. 
La social-démocratie, c'était, pour reprendre les mots de Jaurès (qui parlait du « socialisme » en un temps où les deux qualificatifs étaient synonymes) le mouvement qui « proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale » -autrement dit : que les processus démocratiques doivent s'imposer à l'ensemble des fonctionnements et des champs sociaux, à commencer par l'économie. La «désocialdémocratisation» de la social-démocratie rompt ainsi avec sa raison d'être et sa légitimité, et la fait se retrouver souvent face au mouvement syndical et social dans la position qui était celle du radicalisme bourgeois face au mouvement ouvrier : raisonneur plus que raisonnable, prédicateur de soumission aux règles du capitalisme sous les masques du réalisme et de la patience, héritier ingrat des révolutions et requérant d'une base réduite à ne plus être qu'un électorat une « confiance » ne portant plus sur la capacité à réformer, c'est-à-dire, tout de même, à transformer, la société, mais uniquement sur une compétence à la gérer. 
Le mouvement socialiste traditionnel (mais aussi cette «gauche de la gauche» dont le seul facteur d'unité reste son opposition quasi oedipienne à la social-démocratie) s'est fait médiateur entre ce qui subsiste des volontés de changement et celles des détenteurs du pouvoir de changer le moins possible (et si possible de n'en rien changer du tout) les règles du jeu social. En Suisse, aujourd'hui, la seule opposition de gauche réelle est celle que constituent les syndicats. Cette repolitisation des syndicats, par défaut de radicalité des organisations politiques, est aussi une repolitisation des conflits de travail, qui leur redonne la place centrale qu’ils doivent avoir dans l’action politique, celle de conflits qui portent sur les enjeux les plus fondamentaux : le profit et sa répartition, la propriété privée, les relations de pouvoir dans les entreprises et dans la société, le rapport à la marchandise… tous enjeux qu'un « parti de tout le monde » ne pourra jamais relever, tant ils sont conflictuels. 
Car à se vouloir être le « parti de tout le monde », on finit généralement par ne plus être celui de personne .

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