Restauration et extension du Musée d'Art et d'Histoire : Et le projet culturel ?

La semaine dernière, le Conseil Municipal de la Ville de Genève a renvoyé en commission la proposition du Conseil administratif d'un crédit de, formellement, 139 millions de francs (dont 6,8 millions de frais d'étude déjà  engagés), pour la restauration et l'extension du Musée d'Art et d'Histoire. Le parlement municipal ne s'est donc pas encore prononcé sur cette proposition -il le fera lorsqu'elle reviendra, avec un rapport de majorité et, sans doute, un rapport de minorité,  de la seule commission où elle a été expédiée, la commission des travaux, le Conseil municipal ayant en effet refusé de faire étudier aussi la proposition par la Commission des arts et de la culture. Comme si le seul enjeu du projet était l'enjeu architectural et patrimonial. Comme si le débat ne devait porter que sur le contenant du musée. Comme si le projet muséal en tant que tel, la démarche culturelle qui va être celle du nouveau musée (s'il se réalise), les rapports de cette institution culturelle avec les autres institutions culturelles genevoises -comme si tous ces enjeux étaient secondaire, et que la question : "un musée pourquoi" était intempestive, alors qu'elle est la première, et la plus importante, qu'il faudrait se poser...

"Du passé faisons table rase" ou "du passé faisons vache sacrée" ?

Il y a certes dans l'enjeu de la restauration et de l'extension du MAH ce qui tient du nécessaire et de l'urgent (la restauration), ce qui tient de l'utile (l'extension), et ce qui tient du légitime (le débat sur le rôle du musée). Mais  de ce critère de légitimité culturelle, l'absence frappe dans le débat qui s'est déjà  engagé, et qui reprendra de plus belle, lorsque les travaux de l'unique commission chargée d'étudier le projet auront pris fin et que ses rapports, de majorité et de minorité, auront été rendus publics. Ce débat ne sera pas un débat gauche contre droite -pas plus que ne l'est d'ailleurs le débat patrimonial : il y a des partisans et des opposants de gauche et de droite au projet Nouvel-Jucker. D'ailleurs, la défense du patrimoine, sur quoi s'est concentrée jusqu'à présent l'opposition au projet, n'est pas en soi une position de gauche : on ne chante pas depuis bientôt 150 ans "du passé faisons table rase" pour se mettre à chanter aujourd'hui "du passé faisons vache sacrée"...

Jusqu'à  présent, le débat autour de la restauration et de l'extension du MAH a essentiellement porté sur deux aspects : l'aspect patrimonial et les atteintes, admissibles ou non, au bâtiment historique, d'une part, et l'aspect financier de l'opération, d'autre part, avec ce que ce dernier enjeu implique de choix politiques quant à  la nature du financement privé et aux conditions de son apport. En 2007, le Conseil Municipal avait décidé que la moitié (soit à  l'époque 40 millions de francs sur 80) du coût du projet (qui en sept ans est passé de 80 à  139 millions, ce qui est d'ailleurs dans la norme de projets de cette ampleur) devra être couverte par des apports privés. Cette participation privée n'a pu atteindre ce niveau que par l'apport promis (sous conditions) d'un richissime collectionneur, Jean-Claude Gandur, qui s'est engagé à  garantir l’entièreté du financement privé (c'est-à -dire la différence entre les autres apports privés et les 40 millions), en échange de l'accueil et de l'entretien par le Musée, dans des espaces spécifiques et désignés comme tels, d'une partie de sa collections d’œuvres antiques et modernes, ce "partenariat" (qui ne relève donc pas du mécénat, puisqu'il y a contrepartie) étant garanti par une convention quasi-séculaire (99 ans), dont on ne connait même pas encore le contenu exact puisqu'elle est en passe d'être modifiée : devra-t-on voter sur un projet sans pouvoir jauger l'accord qui en garantit le financement ? Invité aux Etats généraux des musées genevois, le directeur du Musée de la civilisation du Québec, Michel Côté, prévenait : la "course à la recherche de financement finit évidemment par poser des questions éthiques aux institutions muséales. Chaque institution doit bien sûr respecter son projet culturel et s'assurer que le partenariat n'intervient pas dans le contenu culturel". On n'échappera pas à ce questionnement, s'agissant du financement privé du projet Nouvel-Jucker de restauration et d'extension du MAH...

L'urgence de la restauration du bâtiment principal du MAH (qui représenterait 79 des 139 millions du coût total de l'opération proposée) n'est contestée par personne : la fonction d'un musée n'est pas de tomber par morceaux sur la tête de celles et ceux qui le visitent et qui y travaillent.  La pertinence de l'extension du MAH n'est pas non plus contestée (ne serait-ce que pour accueillir les collections d'horlogerie, de bijouterie et d'instruments anciens de musique) -ce qui est contesté, c'est le projet retenu de cette extension, mais les adversaires de ce projet, qui en présentent d'ailleurs un autre, ni plus ni moins contestable a priori que le projet officiel, admettent sans réticence qu'élargir l'offre muséale n'a rien d'excentrique, ni de somptuaire, du moins si on sait à quoi et à qui cet élargissement est destiné.

Quant à  l'aspect patrimonial du projet, le débat engagé par l'opposition des associations de défense du patrimoine (dont l'une, Patrimoine Suisse, a déposé en 2008 une demande de classement du bâtiment dont on attend toujours, six ans plus tard, le traitement) et les exigences de la Commission des monuments, de la nature et des sites, ont contraint le Conseil administratif à  faire modifier le projet initial, sans que les modifications effectivement apportées n'aient désarmé les oppositions, ni éloigné la menace d'un référendum lancé par ces associations, et dont on sait déjà  qu'il sera soutenu par une partie des forces politiques représentées au Conseil Municipal, même s'il est vraisemblable que le projet présenté par le Conseil administratif sera accepté par une majorité du Conseil. Il est d'ailleurs tout aussi vraisemblable qu'un référendum aura toutes les chances d'aboutir, les motifs d'opposition s’additionnant -au contraire des motifs de soutien.

Le vote populaire est désormais le seul moyen de légitimer le projet, s'il est retenu. Mais au terme de quel genre de débat politique, portant sur quels enjeux, trimballant quel argumentaire, ce vote interviendra-t-il ? On va abondamment débattre de l'enjeu patrimonial, et plus abondamment encore, de l'enjeu financier. Et de l'enjeu culturel, alors ? Du contenu, de la démarche du musée, non de sa forme (on n'aura d'ailleurs même plus à  débattre de la qualité du "geste architectural" du "projet Nouvel", ce geste n'étant plus que subreptice et dont le meilleur résumé nous a été donné lors de sa séance de présentation aux commissions du Conseil Municipal : "y'a rien qui dépasse"...

Mais répondra-t-on aux questions qui se posent sur le contenu de la démarche culturelle exprimée par le projet Nouvel-Jucker ? Un Musée a-t-il un besoin vital d'abriter un restaurant ? Sa fonction est-elle d'être une attraction touristique (comme le Musée Guggenheim de Bilbao) ?

Un musée, ce n'est ni un garde-meuble, ni un supermarché, ni un aspirateur à touristes. Un musée, c'est une institution culturelle, et ce qui le rend au moins utile, voire nécessaire, c'est bien le projet culturel qui l'anime, et ses rapports avec les autres lieux culturels. C'est de cela dont il s'agit maintenant de débattre, et de débattre publiquement, non entre "spécialistes".
En octobre dernier, le Département de la Culture de la Ville de Genève avait organisé, sur deux jours, des "Etats généraux des musées genevois", clos par un colloque où tous les enjeux du débat culturel autour d'un projet comme celui d'extension du MAH ont été évoqués (on trouvera les actes de ce colloque sur www.ville-geneve.ch/administration-municipale/departement-culture-sport/politique-culturelle-sportive/etats-generaux-musees-genevois/, et on saurait trop vous en recommander la lecture). Michel Côté, directeur du Musée de la civilisation de Québec,  avait  posés ces enjeux ainsi : l'institution (le musée, en l'ocurrence) doit "énormément réfléchir à son mandat et le définir clairement", elle doit "se demander en quoi elle veut devenir une référence", elle doit être "pertinente et pas seulement innovante". Et les directeurs des musées genevois de ponctuer, pertinemment : "il faut tenter de définir une ligne politique concernant les expositions" (Jean-Yves Marin, directeur du MAH), "Genève n'a pas réfléchi à son projet culturel muséal en général, et notamment à la transdisciplinarité", "la question du programme culturel est majeure (...). Un bâtiment doit être au service des utilisateurs et pas un geste majeur d'architecte" (Roger Mayou, directeur du Musée de la Croix-Rouge), "La conviction des années 80 qu'un établissement culturel peut être le signal d'un développement urbain, c'est le syndrome Bilbao. L'art n'y gagne rien", "la forme muséale est déjà usée" (Christian Bernard, directeur du MAMCO)...
Excellentes questions, Messieurs, et il faudra bien qu'elles soient posées dans le débat public qui va s'ouvrir sur le projet Nouvel-Jucker pour le MAH. Et pour que ce débat public s'ouvre, il faudra bien que votation populaire il y ait. Et pour que votation populaire il y ait, il faudra bien qu'un référendum soit lancé (et aboutisse). Et, voyez comme tout se tient, finalement, pour qu'un référendum soit lancé et aboutisse contre le projet Nouvel-Jucker, il faudra bien que le Conseil Municipal l'accepte...
Comment cela, ce n'est pas une bonne raison pour accepter un projet, que celle d'en permettre le débat public ? S'agissant de ce projet, comme d'ailleurs de tout projet culturel, c'est la meilleure raison qui soit, au contraire...

Commentaires

Articles les plus consultés