Genève suisse : célébration d'une réécriture de l'histoire...


Mektoub ?

C'est parti pour quasiment deux ans de commémoration (« avec chaleur et convivialité ») de l'entrée de la République de Genève dans la Confédération Helvétique. De commémoration, ou plutôt de célébration : si on commémore un événement, on célèbre la signification qu'on lui donne : « Et Genève épousa la Confédération », titre « Le Temps ». On va donc faire comme si, Mektoub !, il était écrit que Genève devait être suisse, comme si le Grand Dugong qui fait l'Histoire tapi dans les plis du temps en avait ainsi décidé, de toute éternité. Or ce n'était pas écrit, ce fut un choix de la Genève officielle, de la Suisse et des monarchies européennes coalisées contre la France. Ce choix arrangeait tout le monde -quoique la Suisse sans doute moins que Genève. L'année prochaine, nous annonce Pierre Maudet, un bus sillonnera les grandes villes suisses pour leur « présenter la cité de Calvin » : deux siècles après qu'elle soit devenue suisse, il faut donc encore la présenter aux Suisses...




Les peuples ont de la mémoire, mais ils choisissent la mémoire qu'ils ont et l'amnésie qui les arrange



Toutes les collectivités humaines, familles, partis, Etats, réécrivent leur histoire. Elles réécrivent, donc elles trient, enjolivent, inventent. On raconte l'histoire qui convient au moment où on la raconte, au public à qui on la raconte. La manière dont on raconte aujourd'hui l'histoire de l'entrée de la République dans la Confédération convient à la République d'aujourd'hui, aux Genevois d'aujourd'hui. On l'avait racontée différemment en 1964 et très différemment en 1914, quand l'historien Charles Borgeaud, mué en courriériste du coeur, assurait que « Genève ne serait pas devenue suisse (...) si elle ne l'eût été déjà, de longue date, par toute son histoire et de tout son coeur ». On n'est pas là dans Michelet, on est dans Max du Veuzit... 
Ainsi se raconte-t-on une histoire. Pas l'Histoire, mais une histoire, celle qu'on a besoin de se raconter et qu'on a envie d'entendre : Les radicaux du XIXe ont inventé un serment sur Grütli le 1er août 1291, parce qu'il convenait à leur pouvoir encore neuf de se trouver des racines plus anciennes que la révolution d'où il était issu.. Le président de la Société de la Restauration et du 1er juin nous explique d'ailleurs dans la Tribune de Genève que le 1er juin est  aux Genevois « ce que le 1er août est à tous les Suisses » -c'est dire sans le vouloir que le 1er juin relève, comme le 1er août, de la célébration d'un mythe, celui en l’occurrence genevoise de l'unanimité des Genevois à vouloir devenir suisses  (« Enfants de Tell, soyez les bienvenus »...). Certes, les contingents fribourgeois et soleurois débarquant à Genève (après que les troupes françaises l'aient quittée, que la Garde nationale se rebaptisant Garde genevoise ait occupé les postes laissés par les Français et que les soldats de la Sainte-Alliance l'ait à leur tour occupée) furent acclamés, et la liesse populaire fut réelle (d'autant qu'elle était abreuvée de vin gratuit) -mais elle ne le fut pas moindre, cette liesse,  pour l'accueil des Français en 1798, leur départ en 1813, l'arrivée des « Autrichiens » quelques jours plus tard, et leur départ ensuite, et on devait retrouver festoyant en 1814 en l'honneur des Suisses nombre de ceux qui l'avaient fait seize ans auparavant en l'honneur des Français... en quoi les Genevois ne sont pas exceptionnels : les mêmes qui acclamèrent Philippe Pétain en juin 1944 à Paris acclamèrent Charles De Gaulle deux mois plus tard. Et un «bicentenaire», on l'aurait sans doute aussi célébré, s'il avait été celui du retour à l'indépendance, ou, en 1998, celui de l'incorporation à la France encore révolutionnaire.



Le Temps a beau éditiorialiser qu'entre Genève et la Suisse « les noces de 1814 constituent toujours un attachement indéfectible », ce sacrement marital tient de l'ânerie historique et politique et l'idée même qu'il pût y avoir, dans l'histoire et en politique, des « liens indéfectibles » relève de l'illusion.  Genève est devenue suisse parce que cette solution arrangeait plus les puissants que la restauration d'une république indépendante, que l'oligarchie genevoise revenue au pouvoir dans les fourgons de la Sainte-Alliance ne voulait plus risquer de perdre à nouveau ce pouvoir, que  les puissances coalisées contre Napoléon voulaient établir autour de la France un cordon sanitaire dont la Suisse devait faire partie, et que le quart de siècle dont l'Europe venait de sortir entretenait, y compris à Genève, une peur des foucades politiques françaises qui pouvait justifier n'importe quelle solution pour peu qu'elle ne soit pas, précisément, française. Et c'est ainsi que Genève devint suisse.

Genève est suisse depuis 200 ans mais fut république indépendante pendant 250 ans, savoyarde, franque, burgonde, romaine, allobroge pendant 1000 ans, et le Département français du Léman dont Genève fut préfecture correspondait grosso modo aux limites de la « Grande Genève » qu'on a tant de peine à construire aujourd'hui.



Les peuples ont de la mémoire, mais ils choisissent la mémoire qu'ils ont, les mythes qu'ils cultivent et l'amnésie qui les arrange.

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