Entre Hamas et Tsahal : Gaza dans les mâchoires d'un piège

Il a plu pendant sur Gaza, cet été. Et il pleut toujours. Une pluie de feu. Destinée, selon le faiseur de pluie, à "ramener la sécurité pour les citoyens d'Israël", alors que lui-même admet qu'il est illusoire d'en attendre qu'elle détruise ce qu'il disait viser. En 2009, une opération comparable lancée, sous le nom éloquent de "plomb durci", contre Gaza par le gouvernement israélien avait déjà fait 1300 morts. Pour quel résultat ? L'impérieuse nécessité de la rééditer en la rebaptisant "bordure protectrice" et d'en dépasser le bilan pour montrer qu'on est les plus forts ? Entre Hamas et Tsahal, Gaza est entre les mâchoires d'un piège... Le Premier ministre d'Israël n'entend pas s'en tenir aux plus de 2000 morts palestiniens de juillet et d'août, et déclarait : "Nous sommes prêts à un élargissement substantiel de notre intervention terrestre"... à quoi se mesure au juste la substance de cette intervention ? A l'écart entre le nombre des morts chez les uns et le nombre de morts chez les autres ? Le 5 août, on en était déjà à 1900 morts côté palestinien (dont plus de trois quarts de civils selon l'ONU) et 67 côté israélien (dont trois civils)... Et la solidarité avec les Palestiniens (1), a-t-elle pour objectif de réduire l'écart en augmentant le nombre des morts israéliens et d'entre eux la proportion de civils ?

"Nous sommes les bons et eux sont les méchants, et plus ils sont méchants, plus nous sommes bons"


Les chiffres ne disent, à eux seuls, rien de ce que subissent les Gazaouis dans leur "prison à ciel ouvert" (l'expression est du coordinateur de Médecins du Monde en Palestine). Sinistre routine du broyage des populations et de la dilution de la raison dans la vengeance  : des roquettes (plus de 3500 en un mois) partent de Gaza et tombent, au hasard, en Israël (ou en Cisjordanie, sur des civils palestiniens...), en réponse à quoi des bombes ou des missiles (plus de 4000 en un mois) partent d'Israël et tombent, sans hasard, sur Gaza; une proposition de trêve est faite par l'Egypte (ou par d'autres), Israël l'accepte, Hamas y met des conditions, Israël n'accepte pas ces conditions, en pose d'autres que Hamas refuse tant que les siennes ne sont pas acceptées, Hamas et Israël refusent la trêve, Hamas balance des roquettes sur Israël, en réponse missiles et obus israéliens se remettent à pleuvoir sur les populations civiles et le spectacle reprend : sur les terrasses israéliennes proches de Gaza, le soir, les habitants prenaient le frais en regardant les lueurs des bombardements et le tracé des missiles pendant que dans leurs abris (inaccessibles à la population civile), les cadres du Hamas attendaient que ça passe. Et si,  sur pression internationale, une nouvelle trêve est décidée, d'un côté ou de l'autre une opportune provocation suffira pour que le mécanisme de la broyeuse reparte, que les deux mâchoires du piège, Hamas et Tsahal, se referment sur Gaza et sa population. Netanyahu et Mechaal ont tous deux promis une guerre longue -ces "politiques" là tiennent cette promesse-là, mais c'est la seule, et c'est la pire.

Face à eux, et à ceux qui les soutiennent, la solidarité avec le peuple palestinien s'impose, sans la barguigner., non seulement pour que cesse ce qui le broie aujourd'hui mais aussi, et surtout, pour qu'il accède enfin aux droits que l'on proclame être ceux de tous les peuples.  Mais la solidarité, si elle veut être autre chose que l'exhibition de la compassion, ne dispense pas de la lucidité -au contraire : elle la suppose. Il n'y a aucun doute sur qui, à Gaza, est la victime, et de qui les victimes le sont : Israël s'y rend coupable de ce que le droit international -à commencer par celui dont la Suisse est dépositaire- qualifie de crimes de guerre, même si le CICR préfère les euphémiser en "graves violations du droit humanitaire",  contre la population civile. En tant que puissance occupante, et en tant que signataire de la 4e Convention de Genève Israël est tenue de protéger les civils palestiniens des territoires occupés (certes, Gaza ne l'est plus depuis que Sharon en a décidé l'évacuation, mais elle est toujours encerclée et contrôlée de l'extérieur)... Et en tant que belligérant, assiégeant de Gaza, Israël est tenue de ne bombarder ni écoles, ni hôpitaux -or elle le fait, sciemment : elle contrôle, à distance, chaque mètre carré de Gaza, elle a les coordonnées GPS de tous les hôpitaux, de toutes les écoles, de toutes les mosquées, de tous les refuges de l'UNRWA (ils abritaient fin jujillet 100'000 personnes), et elle sait donc parfaitement où vont tomber les obus et les missiles qu'elle tire -elle le sait si bien qu'elle peut avertir les habitants des maisons qu'elle va bombarder. Les civils tués ne le sont pas par erreur, et s'ils ne sont pas massacrés par choix délibérés, ils le sont comme quantités négligeables, victimes passées par pertes et profits d'une opération qui n'a jamais cherché à distinguer les combattants qu'elle dit viser de la population qui les entoure et des équipes médicales qui lui porte secours, et qui sont elles aussi bombardées. Cette population est otage du Hamas, il s'en sert comme bouclier humain, il se nourrit des martyrs que Tsahal lui offre ? sans doute -mais c'est alors du massacre de ces otages et de l'offre de ces martyrs dont Tsahal se rend coupable. Délibérément coupable : on ne nous fera pas croire que la "meilleure armée du monde" est incapable de faire autrement que "tirer dans le tas", ni que le gouvernement qui l'envoie assiéger Gaza (et qui est coupable des crimes de guerre qui s'y commettent autant qu'en est coupable l'armée qui les commet) ignore ce que ce siège signifie -il est vrai cependant qu'une écrasante puissance militaire s'accompagne ici d'une confondante impuissance politique, et que la guerre n'y est pas la continuation de la politique mais sa suppléance. Or on sait depuis 1967 qu'il n'y a pas de "solution militaire" au conflit "israélo-palestinien" et que chaque guerre gagnée par Israël a accouché d'une défaite politique d'Israël... Et on sait aussi qu'en bombardant Gaza, on n'affaiblit pas plus le Hamas que le Hamas n'affaiblit Israël en lui expédiant, à l'aveugle, ses missiles -tout au plujs renforce-t-il ceux qui, tel le chef du parti d'extrême-droite "Foyer juif", et ministre de l'Economie de Netanyahu, Naftali Bennet, défend pour Israël le projet de l'Apartheid sud-africain, avec ses townships peuplés de palestiniens sous contrôle policier et militaire, sans droits et voués à fournir la main d'oeuvre nécessaire, et surexploitée, à l'économie israélienne.

Mais il n'y a pas seulement à reconnaître les victimes et à désigner les coupables d'un crime : il y a aussi à en identifier les complices. Précisément au nom de la solidarité dans un combat pour des droits indivisibles.  Que faire, non pour exposer notre solidarité mais pour qu'elle ait effet ? Que faire là où nous sommes, avec les armes dont nous disposons et dont nous acceptons l'usage,  pour que "cela" cesse ?  Cela : l'écrasement de la population civile de Gaza, mais aussi le Mur, les colonies, l'occupation, le confessionnalisme, la mainmise de la droite et de l'extrême-droite sur Israël, le pourrissement du débat public israélien, le parrainage politiquement crapuleux des Palestiniens par ceux qui capitalisent sur leurs morts, planquent des missiles sous des écoles et les entrées de leurs tunnels sous des hôpitaux, et exécutent sommairement leurs opposants en les qualifiant de "collaborateurs" ?  Que Faire  ? Pas n'importe quoi, pas avec n'importe qui : de la solidarité communautaire, sommant tout musulman d'être solidaire des Palestiniens et tout juif de l'être avec Israël, nous n'avons que faire -et les Palestiniens comme les Israéliens devraient n'avoir eux aussi que faire : cette solidarité-là est celle d'un enfermement tribal : le contraire, en somme, de la "Palestine libre et juste" à laquelle aspirent, dans un appel (2), des artistes palestiniens, qui revendiquent comme "leur arme la plus puissante" leur "capacité à jouer, rêver et imaginer", une arme que "les forces d'oppression" craignent parce que "tant que nous sommes capables d'imaginer une autre réalité, nous avons le pouvoir d'aspirer à cette réalité", celle, précisément, d'une "Palestine libre et juste". l'Etat d'Israël est, évidemment (tout Etat peut l'être), de ces forces d'oppression. Mais le Hamas aussi, et seule la disproportion des moyens dont disposent ce mouvement et le gouvernement de cet Etat justifie que l'on en hiérarchise les nuisances.

"Ce que nous reprochons à Benyamin Netanyahu, c'est de se comporter comme nous", résume Lionel Baier. Comme nous, "en colon assuré de son bon droit", en allié des Américains "alors que nous leur sommes assujettis depuis la fin de la guerre" mondiale, en constructeur de murs alors que nous ne cessons nous aussi d'en édifier, peut-être moins visibles, moins "matériels", mais, légaux, réglementaires, pas moins clivants. "nous prenons parti pour les victimes du conflit (...) afin de ne pas croiser notre reflet dans celui des bourreaux désignés". Ce qui conduit à parler des Palestiniens en faisant silence sur ce qu'est le Hamas, tout en résumant les Israéliens à Netanyahou et Lieberman. Au fond, nous condamnons Israël parce qu'Israël est de notre monde et que nous refusons les mensonges de ce monde -ceux que dénonçaient Aimé Césaire dans son "discours sur le colonialisme" et Frantz Fanon dans les "damnés de la terre". Mais c'est aussi, précisément parce qu'Israël revendique son statut et sa légitimité d'Etat démocratique face à des forces qui ne le sont pas (le Hamas, le Djihad islamique, le Hezbollah) que la condamnation des actes criminels commis par Israël à Gaza nous est plus nécessaire que celle des actes criminels commis par le Hamas... le Hamas ne trahit pas les principes de l'Etat de droit, de la démocratie, des droits humains -ces principes ne sont pas les siens, on n'attend pas de lui qu'il les respecte. Israël, en revanche, se proclame, dans sa Loi fondamentale (sa constitution) Etat "juif et démocratique". On n'épiloguera pas ici sur la contradiction entre une référence religieuse exclusive et une référence à la démocratie, on ne retiendra que ce à quoi cette dernière devrait obliger et à quoi l'Etat d'Israël se soustrait. Selon plusieurs enquêtes sociologiques, la majorité des "arabes israéliens" se définiraient, s'ils avaient le choix, comme "Arabes palestiniens en Israël", soutiennent la création d'un Etat palestinien indépendant et la transformation de l'Etat d'Israël en un Etat fondé sur l'égalité de ses citoyens, indépendamment de leur religion ou de leur origine "ethnique". La transformation de l'Etat d'Israël, non sa disparition...

Nous sommes solidaires du peuple palestinien ? Fort bien -mais par quoi se manifeste cette solidarité, et sur quoi débouche-t-elle ? Il y a du narcissisme dans la posture solidaire, quand elle n'est précisément qu'une posture,  qu'elle se conjugue à l'analphabétisme historique, et que, par exemple, elle ne conçoit pas que l'on puisse soutenir les Palestiniens sans soutenir le Hamas, ni que l'on puisse soutenir à la fois le droit du peuple palestinien et le droit du peuple israélien à l'autodétermination (car, n'en déplaise aux uns, il y a un peuple israélien et pas seulement une "entité sioniste", et n'en déplaise aux autres, par exemple à la funeste "ligue de défense juive", il y a un peuple palestinien)... "Il peut y avoir des Palestiniens en Israël et des Israéliens en Palestine", espère encore l'essayiste (de droite) Hillel Halkin, alors que l'ignorance réciproque en laquelle se tiennent les sociétés palestinienne et israélienne semble n'avoir jamais été aussi profonde, et volontaire. Y compris à la tête de l'Etat d'Israël : Dayan, Rabin, Sharon connaissaient (et, finalement, comprirent) infiniment mieux que Netanyahu et Lieberman les Palestiniens... et la ministre  (centriste et laïque) Tzipi Livni semble bien seule, et bien incertaine, à tenter une sortie politique de la bataille de Gaza, quand elle propose de lever le blocus du ghetto si l'Autorité Palestinienne en reprend le contrôle... à quoi un décérébré d'extrême-droite, son collègue ministre du logement, Ouri Ariel, ne trouve à répondre que "le moment est venu de reconquérir la bande de Gaza et de la nettoyer de la souillure terroriste" (et on se retient alors de proférer l'enfantin "c'est çui qui l'dit qui l'est"... ), sur quoi la même Tzipi Livni retrouve les marques obligatoires du gouvernement de coalition où elle siège et prône une opération militaire d'envergure à Gaza pour "y mettre fin au régime islamiste"... que toutes les opérations militaires lancées par Israël contre Gaza ont jusqu'à présent renforcé...

Au passage, il conviendrait de se débarrasser de cette vieille lune de l'"antisionisme" (et des tics rhétoriques absurdes qui l'accompagnent encore (3), comme l'usage de la formule "entité sioniste" pour désigner l'Etat d'Israël, comme s'il n'existait pas -les Gazaouis ne sont pas encerclés et bombardés par une entité, ils le sont par un Etat...) On pouvait être antisioniste jusqu'en 1948 (et la gauche juive l'était dans sa grande majorité, jusqu'en 1933), mais dès lors que s'est concrétisé, par la création de l'Etat d'Israël, le projet du sionisme, comme mouvement politique nationaliste revendiquant un Etat pour le peuple, ou la nation, au nom de qui il parlait, l'antisionisme n'a plus aucune pertinence, sinon celle de la nostalgie d'un temps où le projet dominant dans les milieux politiquement organisés de la population juive d'Europe (notamment au sein du Bund) était celui de l'intégration "républicaine" dans les nations existantes et l'intégration politique dans leur mouvement ouvrier et socialiste... Il n'y avait pas de "nation juive" avant le sionisme, la nation juive est née des pogroms et de l'antisémitisme.  Et il n'y avait pas de peuple palestinien avant 1948 (il n'y avait qu'une population arabe de Palestine) et il n'y avait pas de nation palestinienne avant 1967 :  Les Palestiniens sont nés, comme peuple (et non seulement comme population) de la création de l'Etat d'Israël, puis comme nation, de l'occupation de leur territoire par Israël, de leur abandon par leurs "frères arabes" et, en conséquence de quoi, de leur propre volonté de se construire un espace politique distinct non seulement de celui d'Israël, mais aussi de celui des Etats arabes voisins -de leur volonté d'être Palestiniens, et pas Jordaniens ou Syriens ou Egyptiens de Palestine... La nation palestinienne naît de l'oppression des Palestiniens. 

Il nous souvient de ce cadre du FPLP qui, au début des années septante, nous disait, amèrement ironique, que le drame des Palestiniens ne tenait plus, depuis 1967, à leur solitude, mais à la prolifération de leurs soutiens et de leurs parrains.  Et qui s'interrogeait sur le besoin irrépressible de l'extrême-gauche européenne de se trouver, elle aussi, une Terre Promise : ayant découvert les Palestiniens en 1967, elle avait fait de la Palestine sa Terre Promise et des Palestiniens son Peuple Elu, après d'autres (après même, pour certains, Israël : "je suis devenu communiste dans un kibboutz bundiste, laïc, en Israël, dans les années 1950" se souvient Toni Negri...), en cultivant ce syllogisme à la con : l'ennemi de mon ennemi est mon ami. Ou, un peu plus subtilement, en résumant à pas grand'chose la dialectique maoïste (la distinction entre la contradiction principale et la contradiction secondaire, l'ennemi principal et l'ennemi secondaire), en se convainquant que, puisque l'ennemi principal (les Etats-Unis, pour l'extrême-gauche européenne) financent à coups de milliards de dollars l'appareil militaire israélien (4) soutenir inconditionnellement, et sans distinction entre les forces politiques qui parlent en leur nom, ceux que cet appareil militaire écrase (les Palestiniens) c'est participer au combat contre l'ennemi principal... Foutaise, évidemment, mais foutaise confortable.

Cette élection de peuples tragiques pour suppléer au prolétariat désormais inclus dans la société marchande, et cette réduction de la dialectique au sophisme, il nous faut bien avouer d'ailleurs qu'il nous arriva à nous aussi d'y succomber.  Raison de plus pour n'y pas retomber, et cesser de ménager des salauds pour la seule raison qu'ils en combattent d'autres : le Hamas, qui a pris le pouvoir à Gaza par la force en 2007, est de ces parasites qui prolifèrent sur le malheur des Palestiniens et empêchent la reconnaissance de leurs droits. En Israël, les colons et leurs partis sont de la même engeance -celle qui n'exige une opération militaire "définitive" qu'en prônant l'opération militaire encore plus "définitive" qui lui succèdera...  pour n'aboutir qu'à une pause avant pire encore, avec pour seule perspective celle que Netanyahu promet sur un ton parodiquement churchillien : "des jours longs et pénibles"...

Mettre fin à la punition collective des Palestiniens de Gaza, mettre fin au blocus  (70 % des Gazaouis dépendent de l'aide alimentaire internationale...) dont ils sont victimes (et auquel participe l'Egypte), démanteler le mur et les colonies, réparer les dégâts du siège de Gaza (ils sont estimés à au moins cinq milliards de dollars, soit cinq fois plus que les investissements européens annuel dans le territoire palestinien), construire un port et ouvrir un couloir maritime sécurisé, traduire les responsables du carnage devant la Cour pénale internationale (5), ou user de la "compétence universelle" des tribunaux suisses pour, en déposant plainte contre eux en Suisse, faire planer sur eux la menace d'être coffrés comme un vulgaire policier guatémaltèque dès qu'ils mettent le pied sur le sol (sacré) helvétique, ne sont pas des exigences exorbitantes : chacune (6) relève du respect du droit international -or ce respect par les Etats est aujourd'hui la condition nécessaire de leur légitimité : Pour autant qu'un Etat puisse être légitime (ce dont, en ce 200e anniversaire de la naissance de Bakounine, on s'autorisera à douter), sa légitimité ne tient plus,  comme au temps de Machiavel, à sa seule capacité de contrôler un territoire (l'Etat est une donnée des faits,  donc il est légitime...), mais à sa capacité de respecter des règles de droit et d'y conformer ses pratiques. Et cela vaut pour Israël comme pour tout autre Etat, ni plus ni moins légitime que lui. Ni plus, ni moins légitime qu'un Etat palestinien -que la Suisse devrait reconnaître comme tel, puisqu'elle reconnaît déjà Israël : elle ne ferait que ce qu'on fait avant elle plus de 130 Etats membres de l'ONU...
De même, la légitimité d'un mouvement politique ne devrait plus tenir à sa seule capacité d'action, mais à son programme et à ses pratiques. Or ce pourquoi un mouvement se constitue, ses objectifs, son projet, est dit dans ses textes fondateurs : contrairement à ce qu'affirme Michel Warschawski ("Le Courrier" du 7 août), une charte n'est pas qu'"un bout de papier" : elle dit ce qu'attendent, ce que veulent, ce pourquoi combattent ceux qui l'ont rédigée le,  et la Charte du Hamas ("Dieu est son but, l'Apôtre son modèle, le Coran sa constitution, le jihad son chemin et la mort sur le chemin de Dieu la plus éminente de ses espérances"), qu'on ne saurait trop inviter à lire (http://iremam.cnrs.fr/legrain/voix15.htm) dit clairement son étrangeté à toute espèce de revendication fondée sur un droit à l'autodétermination palestinienne : "Notre combat contre les Juifs est une entreprise grande et dangereuse qui requiert tous les efforts sincères et constitue une étape qui, sans nul doute, sera suivie d'autres étapes; c'est une phalange qui, sans nul doute, sera soutenue par d'autres qui, phalanges après phalanges, viendront de cet immense monde arabe et islamique jusqu'à l'écrasement des ennemis et la victoire de Dieu"... En conséquence de quoi, chaque enfant, chaque vieillard, chaque femme, chaque civil de Gaza tués dans "Bordure protectrice" (mais protectrice de quoi, et de qui ?) est une défaite d'Israël, et une victoire du Hamas -l'offensive israélienne, ses victimes civiles, ses destructions, ont fait taire à Gaza toute critique à son égard, que ce soit par solidarité ou par prudence, et lui ont permis de s'octroyer un brevet, parfaitement immérité, de "résistance".

"Si j'étais né à Gaza, je ferais peut-être partie du Hamas", écrit le philosophe Michaël Smadja (après avoir précisé : "je suis juif"...). et de poursuivre : "j'aurais d'autant plus de mal à faire la distinction entre le peuple israélien d'une part, et son gouvernement et son armée, d'autre part, que l'Etat d'Israël ne fait pas la distinction entre le Hamas et le peuple palestinien, en bombardant l'un et l'autre"... La distinction que Michaël Smadja aurait du mal à faire s'il était gazaoui, et celle que l'Etat d'Israël ne fait pas, nous pouvons, nous, les faire : privilège de témoin... On n'attend rien du Hamas -rien d'autre que ce qu'il proclame lui-même être. Et si on attend encore quelque chose d'Israël, ce n'est pas de son gouvernement, mais de son peuple -du moins de cette part de ce peuple qui ne regarde pas bombarder Gaza comme on savoure un spectacle son et lumière, mais qui manifeste sous les injures son dégoût de cette connivence avec les massacres, son refus de cette résignation à ce que chaque "ligne rouge" éthique soit lors d'une opération de représailles déplacée pour que l'opération suivante soit encore pire,  sa conviction que "l'occupation est le plus grand drame d'Israël" (Gideon Levy) et sa volonté de construire avec les Palestiniens (on devrait dire : "les autres Palestiniens...") un voisinage civilisé, voire cette société dont la gauche palestinienne et la gauche de la gauche israélienne défendent depuis bientôt cinquante ans le projet démocratique, laïque, "républicain" et non ethnique -ni hébreu ni arabe, ni musulman ni juif : palestinien au sens géographique du terme.

L'Etat qui colonise est illégitime parce qu'il colonise; le mouvement de purification religieuse (au passage, on rappellera qu'un-e Palestinien-ne sur dix est chrétien, et que "juif" et "sioniste" ne sont synonymes que dans un vocabulaire de l'extrême-droite...) est illégitime parce qu'il nie des droits et des libertés fondamentales.  Gaza se retrouve doublement otage, de l'Etat qui la bombarde et  du mouvement qui la contrôle, et dont seuls les Palestiniens eux-mêmes, et certainement pas Tsahal, pourront débarrasser Gaza. C'est un des drames de l'histoire du peuple palestinien que d'avoir affaire à des mouvements de ce genre parlant en son nom : la droite, l'extrême-droite, les colons israéliens ne peuvent rêver adversaire plus commode, et plus complice. On peut dès lors "négocier" avec lui : tout en proclamant ne rien attendre l'un de l'autre et en niant réciproquement leur légitimité, le gouvernement d'Israël et le Hamas "négocient" (ne serait-ce qu'indirectement, et hypocritement, par Egypte interposée), pendant qu'on défile à Gaza aux cris de "mort aux juifs" et qu'à Jérusalem-est des bandes armées de gourdins paradent aux cris de "mort aux arabes"...

"Dans deux ou trois jours, nous en aurons fini avec la plupart des tunnels" creusés par le Hamas, avait promis le ministre israélien de la Défense. Et ensuite ? en "finir avec les tunnels" (pour combien de temps ?) est-ce en finir avec les causes d'un conflit dont ce ministre, comme tout le gouvernement auquel il appartient, refuse précisément d'admettre qu'il est nourri par la colonisation et le blocus, et qu'il nourrit des organisations comme le Hamas, le Djihad islamique ou le Hezbollah ? Netanyahu se dit déterminé à "ramener un calme durable". Celui des cimetières ?  "On a fait descendre Dieu à la table des négociations", et la négociation en devient impossible, observe Marek Halter, alors que lorsque deux nationalisme s'opposent, cette négociation peut se faire parce que cette opposition peut s'exprimer en termes rationnels : Yasser Arafat et Ithzak Rabin étaient ennemis, mais l'un et l'autre savaient que ni les Palestiniens, ni Israël ne disparaîtront, et que dès lors la négociation de leur espace respectif, des frontières entre eux, de leurs ressources, était non seulement nécessaire, mais possible : on se confronte, mais sur des objectifs mesurables. Les délires religieux, eux, sont sans mesure. "La Bible n'est pas un cadastre", avait résumé Rabin en réponse à ceux qui, en Israël, l'accusaient (avant de l'assassiner) de trahir la promesse biblique...

On sait bien, même quand on se refuse à l'admettre, que la clef d'une solution politique au conflit israélo-palestinien est celle qui ouvre au peuple palestinien l'accès plein et entier aux droits -à tous les droits- des peuples -de tous les peuples. Et que cette clef est en Israël. Et que dix Israéliens manifestant à  Jerusalem pour les droits des Palestiniens pèsent plus que 500 Genevois ou 10'000 Parisiens le faisant à Genève ou Paris. Et qu'une manifestation  comme celle, à Tel Aviv, de plusieurs milliers d'opposants au siège de Gaza, le 2 août, pèse plus qu'une résolution de l'ONU. Et que 50 appelés ou réservistes de Tsahal refusant de servir pour ne pas "cautionner l'occupation des territoires palestiniens" font plus de mal à l'"union sacrée" israélienne que le boycott des pamplemousses de Jaffa. Et qu'en d'autres termes, au soutien à apporter au mouvement d'émancipation nationale et sociale des Palestiniens (mouvement dont le Hamas ne fait pas partie, puisque la première émancipation lui est indifférente et que la seconde lui est odieuse) doit, chez nous, s'ajouter nécessairement, pour peu que l'on ait quelque souci d'une solidarité qui ne soit pas que le spectacle de la solidarité, un soutien tout aussi résolu aux Israéliens qui, si minoritaires qu'ils soient (ou à plus forte raison parce qu'ils le sont), en Israël (ou, nous dit Gideon Lévy, "l'armée et la sécurité sont devenues la véritable religion du pays", et ou le mot "smolani" (gauchiste) est devenu "la pire des insultes) s'opposent à la politique de leur gouvernement, à l'écrasement, l'enfermement, l'humiliation quotidienne des Palestiniens. Ce soutien à l'opposition (de gauche) israélienne est d'ailleurs d'autant plus essentiel qu'aux oreilles palestiniennes, cette opposition est inaudible, couverte par le fracas des bombardements, et que d'Israël, les Palestiniens ne voient guère que les soldats, les policiers, les colons et les politiciens qui prêchent l'écrasement de Gaza et l'émiettement de la Cisjordanie en psalmodiant une certitude que l'ancien président de la Knesset Avraham Burg résume, amèrement, ainsi : "nous sommes les bons et eux sont les ennemis ultimes, et plus ils sont méchants, plus nous sommes bons" -psalmodie qui pourrait tout aussi bien être celle des partisans du Hamas et du Djihad islamique.
Il y a dix ans, Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave (et le directeur du "Monde") étaient condamnés par un tribunal français  pour "diffamation raciale". Leur délit : avoir fait publier dans le "Monde", le 4 juin 2002, un article où ils témoignaient ne pouvoir admettre que "les juifs qui furent victimes d'un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens". Aujourd'hui, nous pouvons témoigner que nous n'admettons pas non plus qu'au nom de la lutte contre l'oppression des Palestiniens, on en soit réduit à gauche à devoir considérer les sinistres parasites du Hamas comme des "résistants", faisant ainsi injure à toute Résistance, ou à taire notre détestation de la politique du gouvernement israélien au nom de la mémoire de la Shoah.
Entre un Lieberman et un Mechaal, il n'y a pas même l'épaisseur d'un parpaing du "mur de sécurité" -juste celle d'une complicité qui ne s'avoue pas, mais s'entretient soigneusement, continûment, à coup de missiles et d'exécutions sommaires.


(1) "Palestinien" devrait qualifier toutes celles et tous ceux qui sont nés en Palestine. Israéliens compris. Les mots étant piégés, et leur usage farci d’ambiguïtés et d'arrière-pensées, il faut bien se résoudre ici à n'user de ce qualificatif que pour désigner celles et ceux qui sont de Palestine sans être d'Israël, tout en sachant que cet usage ne résulte que d'une résignation à un état de fait...

(2) www.atljenine.net/spip.php?article 119

(3) dans une réaction à un éditorial du "Courrier" appelant à des concessions réciproques d'Israël et de l'Autorité palestinienne, deux militants de gauche genevois témoignent jusqu'à la caricature de cette impossibilité tripale de prononcer le nom de l'adversaire : on a droit à toutes les périphrases, ou presque, pour contourner la désignation de l'Etat d'Israël : "entité confessionnelle juive", à "ledit Etat d'Israël", à l'"entité sioniste", à l'"entité étatique confessionnelle juive". Etre incapable de désigner l'adversaire par son nom, alors même que la réalité l'a imposé depuis 66 ans, cela signe-t-il autre chose que l'incapacité de le combattre ? Les Palestiniens qu'on dit soutenir sont pourtant les premier à savoir qu'Israël n'est pas une "entité" fantomatique, un ectoplasme innommable, mais un Etat doté de tous les appareils répressifs qui consacrent l'existence d'un Etat : ces appareils répressifs -l'armée, la police, les services spéciaux- ils les affrontent depuis 1948...

(4) Le soutien militaire des USA s'élève à plus de trois milliards par an, et le Congrès américain a voté 225 millions de dollars de soutien au réapprovisionnement d'Israël en armement, dans le même temps où Barack Obama déplorait la violence de l'opération israélienne sur Gaza)

(5) La Cour pénale internationale s'est déclarée "automatiquement incompétente" pour statuer sur les crimes commis à Gaza, car la Palestine, quoique membre observateur de l'ONU et dont un représentant avait rencontré le procureure générale de la CPI, n'a pas (encore, mais elle assure vouloir le faire) adhéré au statut de Rome définissant les compétences de la CPI. En revanche, une requête de la CPI pour qu'elle connaisse de crimes commis sur territoire palestinien (ou israélien, Israël n'ayant pas non plus adhéré au statut de Rome) pourrait être déposée par un Etat signataire (comme la Suisse...). La Cour peut en outre être saisie directement par le Conseil de Sécurité, voie cependant obstruée par le veto dont ne manqueraient pas de faire usage les USA... voir le statut de la CPI : http://www.fichier-pdf.fr/2014/08/08/statut-de-la-cpi/ Par ailleurs, le Conseil des droits de l'Homme a décidé d'enquêter sur les violations des droits de l'Homme et les crimes de guerre commis durant l'opération "Bordure protectrice ". le Conseil n'est pas une juridiction qui peut prononcer une condamnation autre que rhétorique, mais l'enquête qu'il a décidé de mener peut nourrir un acte d'accusation devant la CPI.

(6) La lettre collective que le collectif "Urgence Palestine" a adressée au Conseil fédéral à la mi-juillet, et un appel d'"acteurs culturels de Suisse", rappellent ces exigences élémentaires de respect du droit international, et demande au Conseil fédéral d'agir pour qu'Israël le respecte. Par ailleurs, 98 prix Nobel,  artistes et intellectuels du monde entier ont lancé un appel exigeant un embargo militaire immédiat à l'encontre de l'Etat d'Israël (http://ilmanifesto.info/solidarieta-alla-palestina-premi-nobel-artisti-e-intellettuali-chiedono-un-immediato-embargo-militare-ad-israele/). Enfin, l'Autorité Palestinienne et la Ville de Genève demandent à la Suisse d'organiser une conférence des Etats signataires des Conventions de Genève, et au CICR à définir et proclamer des zones sûres préservées des opérations militaires et des corridors humanitaires pour permettre l'évacuation des populations et l'arrivée de l'aide.










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