Un record bien genevois : 250 prisonniers pour 100'000 habitants


Le 29 avril 1917, Antonio Gramsci salue la révolution russe (celle de février-mars, pas le putsch d'octobre-novembre), en relevant la signification à ses yeux considérable de l'ouverture des portes des prisons, dans le sens de la sortie, "non seulement pour les condamnés politiques, mais aussi pour les condamnés de droit commun" : pour lui, "quant aux fins de la révolution socialiste, cette nouvelle est aussi importante, si ce n'est plus, que celle de la chute du tsar et des grands-ducs", car "les bourgeois eux aussi auraient chassé le tsar". Mais eux n'auraient pas sorti de prison ,les détenus de droit commun, les "ennemis de leur ordre", les "ennemis sournois de leur richesse, de leur tranquillité", que les révolutionnaire "n'ont pas craint de rendre à la vie publique". Et de conclure : par de tels actes, les révolutionnaires russes tiennent les promesses de toutes les révolutions précédentes -toutes ces promesses que toutes ces révolutions, sauf peut-être la Commune de Paris, oublièrent en chemin.

Qu'est-ce qu'on vous raconte-là comme histoire à dormir debout ? On vous fait le coup de la nostalgie gauchiste ? Ben ouais. Et on vous le fait, ce coup, parce qu'on n'est ni en Russie ni en Italie en 1917, mais à Genève en 2014. Que quand on est dans la peufe jusqu'à l'occiput, le souvenir de quelques rais de lumière passée aide à respirer. A Genève en 2014, on n'a pas de révolutionnaires qui ouvrent les prisons pour en faire sortir les prisonniers, mais des gestionnaires de stocks carcéraux qui ne les ouvrent que pour y entasser le plus possible d'indésirables.
On prend ainsi connaissance, sans même un soupçon d'incrédulité, de la statistique publiée par "Le Temps", du taux d'incarcération, c'est-à-dire du nombre de personnes emprisonnées pour 100'000 habitants dans les principaux pays de l'OCDE. Avec en tête de liste, les Etats-Unis (710 prisonniers pour 100'000 habitants) et en queue de liste l'Islande (47 prisonniers). Et la Suisse dans le tiers le moins carcéral, avec 82 prisonniers, juste devant l'Allemagne (79) et à distance honorable de la France et de l'Autriche (98) et de l'Italie (106). La Suisse s'en tirerait donc plutôt bien... toute la Suisse ? Nan ! Car un village résiste à ce laxisme coupable : Genève.
Avec bientôt 250 prisonniers toutes geôles et lieux de rétention confondus) pour 100'000 habitants, la capitale mondiale des droits de l'Homme se classe certes derrière les USA, mais loin devant des pays comme Israël, le Mexique ou la Turquie, dont la situation intérieure explique (à défaut de justifier) la forte population carcérale. Bon, il nous reste encore un peu de chemin à faire pour dépasser en efficacité "la machine à incarcérer américaine" (l'expression est du "Temps"), mais on y travaille, Jornot et Maudet en tête, et avec toutes les nouvelles prisons qu'ils nous projettent, vous allez voir qu'on va y arriver... Simple question de temps et d'argent.
Et surtout, ce qui est le plus beau, c'est qu'ici, rien ne justifie cette pulsion carcérale. C'est une sorte d'"art pour l'art", en somme. D'art brut(e), même : une politique pénale qui ne se pense pas, ne s'évalue pas, ne se mesure pas, qui se mène comme on cède à une pulsion. On bourre la prison, puis on la surbourre, puis on se plaint qu'elle est surpeuplée, on en construit une autre, puis une autre encore, qu'on bourrera, puis qu'on surbourrera, et ainsi de suite. En emprisonnant tout ce qui gène, y compris des gens qui n'ont commis ni crime, ni délit, ni même ne sont soupçonnés d'en avoir commis, mais sont simplement en infraction à la loi sur le séjour des étrangers. La fameuse et funeste "directive Jornot" carbure à plein régime en utilisant la loi sur le séjour des étrangers (LEtr) pour purifier nos rues, qui n'en demandaient pas tant, d'"indésirables" ne représentant aucune menace pour personne. Sur 158 entrées à Champ-Dollon, en février dernier, 18 l'étaient uniquement pour séjour illégal, sans autre délit. Et de 20 places de détention administrative en 2012, on devrait passer à 168 places en 2017 Avec des cellules familiales pour pouvoir aussi incarcérer les gosses. Indésirables, eux aussi.

A Genève, où l'on a désormais accoutumé de mettre le panier à salade avant les boeufs, ce qui devrait être l'ultima ratio de la politique pénale en est devenue la mesure par défaut : la privation de liberté. L'exception devient la règle : on incarcère d'abord, on regarde ensuite si, éventuellement, peut-être, on pourrait appliquer d'autres mesures. On coffre d'abord, on réfléchit ensuite. Pas trop longtemps, parce qu'il faut reprendre le rythme du coffrage. Mi-juillet, les 387 places de détention de Champ-Dollon étaient occupées par 851 détenus. On avait atteint un record le 9 juin avec 893 détenus, dont une vingtaine ont été ensuite déplacés dans le nouveau centre (Curabilis) réservé aux prisonniers et prisonnières souffrant de troubles de la personnalité. Ce qui ne change rien à la situation à Champ-Dollon.
Cette politique imbécile va coûter des centaines de millions en investissements, puis des dizaines de millions chaque année en frais de fonctionnement, sans compter la masse salariale correspondant au personnel mobilisé dans le parc carcéral genevois*. Qu'est-ce qu'on ne fera pas, et quel pognon on ne claquerait pas à Genève (tout en pleurant sur les difficultés budgétaires du canton, quand il s'agit de prisons... C'est qu'il faut le mériter, notre statut de capitale suisse de l'enfermement...
Même si personne ne nous le conteste. Et qu'il n'y a pas de quoi, mais alors vraiment pas de quoi, en être fiers.

*Accessoirement, mais l’anecdote est tout de même révélatrice, on appris, grâce à une action de l'Association genevoise des journalistes et à la loi sur l'information du public (LIPAD), et malgré la volonté du département de la Sécurité (de Maudet, donc) de garder cette information sous le boisseau, que le "coaching" dès 2012 de la directrice (démissionnaire) de l'office cantonal de la détention par deux anciens hauts fonctionnaires recrutés hors de Genève aura coûté 340'000 balles à l'Etat en 22 mois. Pour des prunes, puisque la coachée aura quand même fini par démissionner de son poste en octobre dernier.

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