A propos des "Démons" de Dostoïevski, adaptés au théâtre, à Genève, par José Lillo


    
Ce qui vient en scène pour troubler...

"Les Démons" de Dostoïevski font, en français,  un millier de page. Les adapter au théâtre est un défi, pour qui veut faire incarner sur scène sa trame et, surtout, ses questionnements. A Genève, jusqu'au 18 octobre, au Théâtre du Loup*, José Lillo en tire le sel. Allez au Loup ! Ne craignez pas, si vous ne connaissez pas le roman de Dostoïevski par coeur, de vous perdre au début de la représentation entre les personnages d'un récit dont le meilleur traducteur en français de Dostoïevski, André Markowicz, nous dit qu'il "n'existe finalement que pour semer le trouble" avant d'"abandonner le lecteur, essoufflé, avec rien. Possédé". Tout s'ordonne et se clarifie au fil de l'adaptation dépouillée de tout artifice qu'en fait José Lillo. Et on se retrouve après trois heures et demi de théâtre avec la même stupéfaction qu'après mille pages de lecture : celle qui vient de l'incroyable actualité d'un texte vieux de presque un siècle et demi, et des questionnements qu'il livre en nous laissant formuler les réponses -s'il y en a.

* www.theatreduloup.ch, +22 301 31 00

Refaire le monde ou l'empêcher de se défaire ?

En écrivant "Les Démons" (que l'on titrait auparavant en français "Les Possédés"), Dostoïevski écrivait un roman. Mais l'histoire rattrapa le romancier : il travaillait à son roman lorsque survint l'"Affaire Netchaiev", faisant alors des "Démons" le roman d'une "affaire" réelle, celle de l'assassinat d'un jeune révolutionnaire russe par ses camarades, à l'instigation de Sergueï Netchaïev (dont le personnage de Piotr Stepanovitch Verkhovenski est quelque chose comme un condensé, ou plutôt un précipité), implacable chef d'une conspiration imaginaire que cet assassinat devait rendre réelle en en soudant les membres autour du meurtre d'un frère. Il y a bien sûr autre chose que l'"affaire Netchaïev" dans "Les Démons", d'autres démons que Verkhovenski : Stavroguine porte le sien en lui, Chigalev veut les lâcher sur le monde pour instaurer l'égalité absolue, celle des esclaves entre eux, mais à lire l'oeuvre de Dostoïevski, il nous semble que c'est bien ce démon là, celui du cynisme absolu qui y règne (et auquel Dostoïevski ne voit de remède que Dieu, en l'absence de qui tout serait permis, comme si sa présence avait jamais interdit quelque crime que ce soit).

Ainsi, les enjeux que trimballent les "Démons" sont,  "pour ainsi dire", intemporels, et ils peuvent être ceux du Djihad comme ils furent ceux du "nihilisme" désespéré né en Russie de l'impasse dans laquelle se retrouvait le mouvement révolutionnaire.  Verkhovenski, aujourd'hui, recruterait sans dans les banlieues européennes pour l'"Etat Islamique"... Et si Dostoïevski ne voit que Dieu comme alternative au "nihilisme" de Netchaïev-Verkhovenski, nous trouvons, nous, Camus, comme contrepoison à Netchaïev et "L'Homme Révolté" comme réponse au "Catéchisme du révolutionnaire".

Il faut lire (ou relire) "L'Homme Révolté" après "Les Démons" : Camus répond à Dostoïevski en dressant contre l'absolu cynisme de Verkhovenski (c'est-à-dire de Netchaïev) l'absolue cohérence des "meurtriers délicats" de la "Narodnaïa Volia", ces "terroristes" qui préféraient condamner leurs actes à l'échec et mourir de cet échec que réussir au prix de la mort d'un enfant.
Laissons dialoguer Netchaïev et Camus,  à près d'un siècle d'écart :

Netchaïev : "L'entière libération et le bonheur du peuple - c'est-à-dire des travailleurs (...) ne sont possibles qu'au moyen d'une révolution populaire qui balayerait tout sur son passage". Une telle révolution ne peut naître que du désespopir du peuple, et l'organisation révolutionnaire doit donc"contribuer de toutes ses forces et de toutes ses ressources au développement et à l'extension des souffrances qui épuiseront la patience du peuple et le pousseront à un soulèvement général (...) qui détruira jusqu'aux racines de l'État, et supprimera toutes les traditions, les classes et l'ordre même existant en Russie". Telle est la mission de l'organisation révolutionnaire : non pas prendre le pouvoir, non pas changer la société, mais fonder "une force invincible qui détruira tout sur son passage". Et pour cela, point besoin d'un projet de société, d'un idéal politique, d'un programme : la nouvelle société à construire, "c'est l'affaire des générations futures. Notre oeuvre à nous est une destruction terrible, entière, générale et implacable". ("Catéchisme du révolutionnaire")
Camus :
"Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir" (Discours de Stockholm, décembre 1957)

C'est alors bien de nous, de notre monde et de nos choix (refaire le monde ou l'empêcher de se défaire ?)  que nous parlent (et nous parlent bien -les acteurs sont remarquables) les personnages des "Démons" convoqués sur scène par José Lillo, au Théâtre du Loup, pour encore une dizaine de jours...

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