A propos du travail : De Bill Gates à Charles Dickens ?


    
Les dernières « Rencontres internationales de Genève » ont débattu de la notion de « travail », de la réalité qu'elle recouvre aujourd'hui -mais aussi de son histoire, et de l'évolution du travail humain. Or la réduction progressive, dans nos pays, de l'emprise du salariat traditionnel, l'individualisation des statuts, le développement de la sous-traitance et de la fausse indépendance, le travail « libre » qu'on fait semblant de promouvoir, toutes évolutions que permettent les changements technologiques, qui rendent possible, sinon acceptable, le démantèlement des appareils de protection sociale construit tout au long du XXe siècle, et ne renvoient pas à une avancée, mais à un possible formidable retour en arrière, vers le XIXe siècle, vers le capitalisme sauvage. Du monde de Bill Gates à celui de Charles Dickens, le chemin du retour est peut-être plus court qu'on croit.

Aller plus loin dans la critique de l’ordre social que là où s’arrêtèrent Fourier, Marx, Proudhon...

Que le capitalisme du XXIe siècle ne soit plus celui du XIXe est une évidence, qui ne change rien à cette autre évidence que le travail humain y est toujours, la seule source de création de valeur monétaire d'une marchandise, qu'il s'agisse d'un bien ou d'un service, et, par le temps de travail non payé en salaire (ou en rémunération du produit du travail), la seule source de création d'une plus-value permettant la constitution du capital -et permettant à l'Etat, par l'impôt, d'obtenir les moyens de son propre fonctionnement et de ses investissements.
Le travail est une construction sociale : ce qu'il est devenu, le moyen de l'intégration sociale d'abord, de la « construction de soi » ensuite, n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était, c'est-à-dire une production de biens et de services en échange des moyens de vivre.  Le compromis social élaboré à la sortie de la Guerre Mondiale est un échange : celui du travail (salarié) contre la protection sociale. Hier, ici, qui ne travaillait pas ne mangeait pas. Aujourd’hui, ici, qui ne travaille pas peut désormais manger, l’aide sociale ou les restos du cœur y pourvoyant, l’apparent gaspillage de la charité étant pour l’ordre social infiniment préférable au réel désordre de la famine. Dès lors, l'aide sociale pouvant suppléer au caractère « sécuritaire » du travail, le caractère socialement identitaire, normatif, du travail devient déterminant : c’est par lui que l’on reste inside, que l’on évite le rejet dans la marge, que l’on peut continuer à satisfaire à la norme sociale. Certes, la fonction productrice du travail n'a pas disparu, ni sa fonction rémunératrice du travailleur, mais il s'y est ajouté, comme justification de ce qu'elle pouvait avoir d'insupportable, et qui en faisait une punition comme la Genèse le proclamait, une valeur liée à l'« épanouissement personnel ». Du coup, on attend beaucoup trop du travail, beaucoup plus que ce qu'il peut effectivement apporter, et puisqu'on en attend trop, et que parfois on attend même tout, sa perte devient bien plus que la perte d'un revenu : la perte de l'identité personnelle. Pour cette même raison d'une attente excessive, les pressions, la surveillance, la course à la productivité sur le lieu de travail (sans même parler du harcèlement) ont libre court, et les capacités individuelles d'y résister s'amenuisent, en même temps que la santé des salariés : l'épuisement au travail, le stress, les  affections psychosomatiques se généralisent. Enfin, les nouvelles formes d'organisation du travail et de statut des travailleurs, en éclatant les anciens collectifs de production, ont considérablement affaibli les capacités de résistance collective, et les organisations qui y étaient vouées -les syndicats. Et la seule forme de résistance que les travailleuses et les travailleurs opposent au travail qui les casse est de plus en plus souvent une résistance individuelle et morbide : l'absentéisme, la maladie même.

Retrouver le sens de la critique du travail, c’est aller plus loin dans la critique de l’ordre social que là où s’arrêtèrent Fourier, Marx, Proudhon, dénonçant les modalités du travail, les conditions faites au travailleur, mais non le travail lui-même. Si notre critique du travail n’est pas celle, aristocratique, qui prévalait pour ceux qui, dans la cité antique ou l’Europe médiévale forçaient esclaves ou serfs à travailler pour qu’eux-mêmes puissent se consacrer aux affaires publiques, à la guerre, à la prière, à l'orgie ou à la création culturelle, c’est que notre critique est fondée sur la volonté d’accorder à toutes et tous le droit que quelques uns seulement s’étaient arrogés, sur le dos courbé d’une masse laborieuse les nourrissant.
Pour la gauche, pour les syndicats, l'enjeu est considérable : comme les y incite l'économiste James Baldwin, il s'agit de défendre les travailleurs avant les emplois, le « travailler moins pour travailler tous », les personnes avant le travail, dans un monde où les usines ne sont plus des bâtiments, mais, comme un Toni Negri en avait déjà eu l'intuition, les villes elles-mêmes. De cette évolution, deux identités sortent en lambeaux : les identités sociales qui fondent la gauche -celle du travailleur et celle du citoyen.

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