Forfaits fiscaux : pourquoi l'éthique n'a-t-elle rien à faire dans ce débat ?


          




Parce que le fort fait taire...

Comme dans toutes les campagnes de propagande (le terme en soi n'étant pas péjoratif, la propagande étant l'action de « propager » une foi, un projet, un programme, une prise de position) précédant un vote dont l'enjeu est fiscal et consiste en la remise en cause (ou l'invention) d'un privilège, la campagne des partisans des forfaits fiscaux a essentiellement consisté à agiter des peurs (celle du départ en masse des « forfaitaires » et de leur pognon, celle d'une abolition de toutes les déductions fiscales, celle d'une augmentation des impôts payés par la fumeuse « classe moyenne »...). Toutefois quelque justification plus sincère que les autres de la nécessité de maintenir de ce privilège exclusif des «  riches étrangers », nous a tout de même été proposée, comme réfutation de l'argument éthique des partisans de l'initiative : ce privilège est immoral et contradictoire du principe de l'égalité devant l'impôt. Réponse : « oui, et alors ? Pourquoi devrions-nous être plus moraux que les autres ? et qu'est-ce que la morale ou l'éthique ont à voir là-dedans ? Il ne s'agit que d'argent, et l'argent n'a pas d'odeur ». Et le riche est fort. Et le fort fait taire (les scrupules).

Bona opinio hominum tutior pecuna est

La Constitution fédérale (et bon nombre de constitutions cantonales) proclame le principe de l'égalité devant l'impôt, et les forfaits fiscaux instituent l'inégalité devant l'impôt ? Entre un texte constitutionnel et l'honneur de recevoir sur les rives de nos lacs les fortunés bénéficiaires d'un privilège, peut-on hésiter ? Cette « imposition sur la défense » permet à ceux qui en bénéficient de payer cinq, dix, cent fois moins d'impôts que s'ils étaient imposés comme les contribuables lambdas ? Nihil obstat : ils font tourner le commerce de luxe... Quand le fiscaliste Philippe Kenel sonne le tocsin : « La fin du forfait fiscal fera disparaître la Suisse de la carte des destinations de délocalisation pour les personnes fortunées », d'autres fiscalistes ne sont pas d'accord, des forfaitaires annoncent qu'ils resteront de toute façon en Suisse, parce qu'ils y sont bien, même s'ils devaient, horresco referens, y payer des impôts sur leur revenu et leur fortune, et des forfaitaires qui paieraient même moins d'impôt sur le revenu et la fortune qu'ils n'en paient sur la dépense ? Aucune importance. Le « forfait fiscal » est une légalisation par la Suisse de l'évasion fiscale qui siphonne les caisses publiques de ses voisins, des circonvoisins de ses voisins et des Etats les plus pauvres ? On s'en fout, de toute façon la Suisse n'est pas seule à se livrer à cet exercice, et si on ne le faisait pas d'autres continueraient à le faire. Tout cela sent la concurrence crapuleuse entre pays riches pour attirer les riches des pays plus pauvres  ? Oui, et alors, on est un pays riche, non ? Et au final, ce sont les pauvres d'ici et les encore plus pauvres d'ailleurs qui doivent casquer pour compenser le manque à gagner fiscal, ici et ailleurs, que ce système provoque ? Pas grave, les plus ou moins pauvres sont nombreux, mais politiquement impuissants (sauf quand il leur vient l'idée absurde de faire une révolution -et même là, leur révolution, on se débrouillera pour la récupérer et en tirer profit).

Bref, amis gauchistes, socialistes et verts, ne venez pas nous emmerder avec vos démangeaisons morales ou éthiques, avec des principes constitutionnels, avec l'égalité devant l'impôt, avec la juste contribution selon son revenu et sa fortune au financement des collectivités publiques : on n'est pas à l'église ou dans un meeting, on est sur un marché, avec des concurrents, qui se contrefoutent autant que nous de la morale, de l'éthique et des principes. On est en bonne compagnie, entre gérants de fortune, banquiers, avocats fiscalistes, mafiosis, oligarques et politiciens xénophobes mais tout énamourés des étrangers quand ils sont milliardaires.

Bref. on est entre nous. Et ni vous, ni vos discours, ni vos propositions n'ont rien à faire dans notre cénacle. D'ailleurs, ainsi que le dit notre avocat préféré, « comme toujours, les partisans de l'égalité sont ceux qui veulent que les privilèges changent de mains. Leurs revendications sont suspectes, voire impures ». Voilà. Il a raison, Marc Bonnant : vous êtes suspects et impurs. C'est déjà bien beau qu'on vous laisse parler et faire des propositions. Suspectes et impures. Mais vous, restez entre vous. Entre pouilleux. Entre jaloux de la richesse des autres. Et c'est pas beau, la jalousie.

En 1906, au Grand Conseil vaudois, le journaliste et député libéral Albert Bonnard s'indignait bêtement du forfait fiscal : « Si vous rendez des services, si vous êtes médecin et que vous soignez des malades, si vous êtes maçon et que vous bâtissez des maisons, payez ! Si vous êtes oisif, si, comme on dit avec respect, vous dépensez votre revenu, vous ne devez rien au fisc. Je vous le demande : cela est-il conforme à l'esprit démocratique de nos lois ? »... alors puisqu'il nous le demande, le journaliste et député libéral, on va lui répondre, et la réponse n'est ni « oui » ni « non ». La réponse, c'est «  on s'en fout, de l'esprit démocratique de nos lois », c'est pas parce qu'on l'enseigne aux besogneux qu'il nous faut, nous, en tenir compte.
Faudrait quand même pas mélanger les torchons du Lignon avec les serviettes de Cologny.

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