Genève, an 1602 : « Ah la Belle Escalade... », ou le battement d'aile d'un papillon


Le battement d’aile d’un papillon en Chine peut provoquer un typhon en Californie, nous suggère la théorie du chaos. Dans la nuit du solstice d’hiver 1602, un papillon a battu de l’aile. Il n’a pas provoqué de typhon, il a seulement réveillé quelques veilleurs endormis. Le sort d’une République tenait à ce réveil : Des envahisseurs furent repoussés, la République survécut, 18 de ses défenseurs furent tués et 72 de ses assaillants (dont 13 exécutés après avoir été fait prisonniers)... Ville de marchands devenue République de pasteurs et d’imprimeurs, cité de diplomates et de conspirateurs, refuge de potentats chassés de leurs trônes par des révolutionnaires qui avant eux avaient ici trouvé le même refuge, Genève n’a pu l’être que parce que le battement de l’aile du papillon, au solstice d’hiver 1602, tira de leur sommeil quelques bourgeois et quelques réfugiés assoupis.  Il y a deux semaines, Genève commémorait leur réveil...

Et si le veilleur était resté assoupi ? si l’Escalade avait réussi ?

Pour le folklore, l’« Escalade » dont Genève célèbre l'échec depuis quatre siècles fut une tentative des Savoyards de la récupérer après qu'elle fût devenue  République... Quels Savoyards ? Les assaillants de 1602 étaient surtout italiens ou espagnols (et il y avait sans doute des mercenaires Suisses parmi eux...) et les assiégés souvent français, il y avait des Savoyards dans les rangs des uns comme dans ceux des autres, des Français sont morts en défendant Genève, des aïeux de Genevois d'aujourd'hui servaient dans les armées du Duc de Savoie... Sur les 18 défenseurs de Genève morts lors de l'Escalade 11 étaient des « frontaliers », et cinq des fils d'immigrants. La Mère Royaume était lyonnaise, Théodore de Bèze était bourguignon, Isaac Mercier était lorrain... et le roi de France l'allié de Genève. Bref : L'« Escalade » n'était pas une opération des « Savoyards » contre les « Genevois », mais des catholiques contre les protestants.
Et si le veilleur était resté assoupi ? si l’Escalade avait réussi ? si le Duc de Savoie avait récupéré Genève ? Le Pape l’aurait béni, le Roi de France et Leurs Excellences de Berne l’auraient maudit, Genève se serait retrouvée à nouveau savoyarde (elle l’avait été pendant des siècles, après avoir été allobroge, romaine, burgonde et franque), puis, la Savoie finissant par se retrouver française, Genève se serait retrouvée française serait aujourd’hui quelque chose comme la préfecture d’un département français dans l’Union Européenne, et le MCG la section locale du Front National.

Célébrer l’Escalade, c’est commémorer non ce que fut l’événement de 1602, mais ce que nous avons fait. En 1602, l’Escalade a échoué, Genève est restée République. Cela a tenu à peu de choses, à peu d’hommes et de femmes, au battement d’aile d’un papillon, au bruit d’une échelle contre une muraille, à un coup de canon, à une herse, à une marmite... Mais ce coup de dés et ces hasards, ont permis à cette République de poursuivre sa route. Cette route est une route de la parole. L’histoire ici n’a pas laissé ces alluvions, ces dépôts matériels sur quoi se fondent les villes illustres d’Europe. Genève n’est pas moins porteuse d’histoire qu’elles, mais son histoire n’est pas dite par des pierres : elle l’est par des mots et pour que ces mots aient pu être écrits et prononcés ici, il a bien fallu qu’il y ait  ici, cet espace où des mots interdits ailleurs purent se dire (quoique Genève les ait souvent interdits aussi chez elle). Ce furent les mots de Calvin, mais aussi ceux de Servet ; les mots de Rousseau, mais aussi ceux de Voltaire ; les mots des Genevois de Genève, mais aussi les mots de tous ceux qui trouvèrent refuge à Genève. L’échec de l’Escalade catholique a préservé ce refuge. Sans cet échec, pas de Rousseau et pas de Contrat Social ; pas d’Henri Dunant et pas de Croix Rouge ; pas de ville internationale, et plus de Cité du Refuge. En serions-nous plus malheureux ? Non : simplement, nous ne serions pas, Genève ne serait pas ce qu'elle est depuis un demi-millénaire : une ville singulière, capable de résister à ce qui paraît être le cours normal des choses. Genève naît comme République d’une révolution culturelle (la Réforme), elle se constitue par la parole, c’est-à-dire par la culture, elle survit par elle, se nourrit d’elle, grandit par elle, tient par elle. Mais constituée par la parole, et donc par la culture, Genève peut aussi se déconstruire, se déliter, si la parole n’a plus de sens, si la culture n’est plus qu’une marchandise comme une autre.

L’Escalade est un accident de l’histoire. Son échec est un accident, sa réussite l’eût été tout autant. Il tint à presque rien qu’une République ait pu survivre, qu’une ville à la population égale à celle d'une favela brésilienne ait pu continuer à être plus grande qu’elle-même.
Et n'en déplaise à quelques imbéciles, la République n’a plus à se défendre contre quelque ennemi extérieur voulant l’annexer, la réduire, ou la (re)conquérir, mais de l'amnésie et du mutisme. Et cet ennemi-là est intérieur.

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