« Union sacrée » pour les libertés d'expression et de publication ?


50 mouches, un million de citoyens

Collez le qualificatif de « sacrée » au substantif d'« union », vous serez sûr d'attirer les mouches. Elle était pourtant splendide, la gigantesque manif parisienne du 11 janvier dernier, pour «Charlie» et la liberté d'expression, contre le terrorisme et la purification religieuse. Splendide, n'était la présence, au début de la manif (ils se sont éclipsés ensuite) de quelques dirigeants peu suspects de convictions libertaires, et plus prompts à embastiller (pour le moins) les journalistes, les dessinateurs, les écrivains, les opposants de tout poils qu'à défendre la liberté d'expression, le pluralisme et la laïcité. Bref, le genre Bongo, Orban, Netanyahu... Ils n'étaient certes qu'une cinquantaine sur plus d'un million, mais ils faisaient tache. «Le Temps» essayait, lundi de s'en consoler  : « En paradant aux côtés des démocrates, les Orban, Davutoglu ou Bongo se sont liés les poings : au prochain faux pas, il se trouvera toujours quelqu'un pour leur rappeler qu'ils étaient aussi à la marche républicaine de Paris ce 11 janvier 2015 ». Tu parles, Charlie... Mais peu importe, en ce moment : de la formidable mobilisation de la semaine dernière, on ne retiendra pas les 50 mouches, mais les millions de citoyennes et de citoyens.

« Rien n'est trop sérieux pour ne pas être dessiné » (Ali Dilem)

On n'était pas à Paris, il y a dix jours. Non qu'on ait fait une crise de purisme politique, encore qu'on pourrait encore tenter de se revêtir de cette toge pour «  se donner un genre » (ça se porte assez, en ce moment, à gauche, le « je ne me compromet pas avec n'importe qui, moi, chuis cohérent, moi »...), mais plus trivialement parce qu'on n'avait pas les ronds pour se payer le billet de TGV. En revanche, on était, évidemment, à Genève les mercredi et samedi suivants. Pas avec des millions de personnes, mais tout de même avec beaucoup de monde. Pour défendre la liberté d'expression, bien sûr. La liberté d'expression sans limite. La liberté absolue d'expression. Mais aurait-on manifesté, et les manifestations françaises auraient-elles été de même ampleur si, hypothèse absurde (les crétinismes concurrents ne sont que concurrents, pas adversaires) la cible des tueurs avait été Minute ou Valeurs Actuelles ? Si leurs victimes avaient été Dieudonné ou Soral ? On ne le criera pas sur les toits, mais on sait bien que non. Ce n'est pas qu'on nie à nos adversaires les droits que nous revendiquons pour nous, c'est seulement que, forcément, dans le deuil et dans la colère, il y a « les nôtres » et les autres, et que ce sont les nôtres qu'on a tués.

On était là, dans nos manifs locales, parce que, sans même les connaître autrement que par leurs dessins, on avait grandi avec Cabu et Wolinski et qu'en les perdant la semaine dernière, on avait perdu des copains d'enfance, des copains de cinquante ans assassinés par des crétins décérébrés transformés en moulins à prière et en machines à tuer.  Mais on était là, aussi, pour dire cette chose toute simple, pour laquelle, sans l'avoir choisi mais en sachant qu'ils le risquaient, Cabu, Wolinski, Charb et les autres, sont morts : la liberté n'est pas un mot mais une pratique; elle ne réside pas dans les constitutions, les lois, les conventions internationales, mais dans l'action des individus à qui on fait au moins mine de la concéder...

Ce n'est pas de liberté de conscience dont il s'agit : nos copains d'enfance n'ont pas été butés pour ce qu'ils pensaient, mais pour l'avoir écrit, dessiné, publié; s'ils étaient restés chez eux, entre eux, à déconner en cassant du sucre sur les curés, les imams, les rabbins et les gouvernants, ils seraient toujours vivants. Ils sont morts d'avoir exercé leur liberté et de l'avoir partagée, au lieu que se la garder pour eux.
La liberté d'expression est une liberté fondamentale et universelle. Elle ne se limite ni ne se conjugue aux convictions religieuses. « Y'a-t-il des limites à ne pas franchir ? », s'interroge, gravement, Le Temps... « Il n'y a que les limites qu'on s'impose », répond le dessinateur algérien Ali Dilem, qui sait ce qu'il peut en coûter à qui veut définir soi-même le champ de sa liberté... Contre la Conseillère fédérale Doris Leuthard, qui avait cru bon de laisser tweeter par son «nègre», mais en son nom à elle, que, bien sûr, le massacre de Charlie Hebdo est un acte condamnable, mais que tout de même, les « Charlie » avaient poussé le bouchon un peu loin et qu'il y avait des limites à la liberté d'expression,  la présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga, a déclaré que « la liberté d'expression doit être défendue sans "si" ni "mais" ». On est bien d'accord. On est même d'accord avec un imam, le Français Tareq Oubrou quand il s'adresse en ces termes à ceux que les caricatures du Prophète scandalisent  : « Si vous n'êtes pas d'accord avec les caricatures, faites des caricatures. C'est pensée contre pensée », pas kalachnikov contre dessin. Mais évidemment, pour pouvoir opposer une pensée à une autre, il faut d'abord en avoir une à soi...

Nous sommes en un temps où les armes se trouvent bien plus facilement que les neurones, les versets que les raisonnements et les bornes que les volontés de les franchir.

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