Des limites (ou non) de la liberté d'expression : Le lourd prix du droit de dire

2014 n'avait déjà pas été un très bon cru pour la liberté de la presse, avec 66 journalistes assassinés dans le monde en raison de leur profession, mais 2015 a commencé sur les chapeaux de roue, avec le carnage de « Charlie Hebdo », qui permet pour l'instant (mais ça ne durera pas, la concurrence est féroce) à la France de prendre la tête du sinistre classement des pays les plus dangereux pour ceux qui croient pouvoir écrire ou dessiner, et surtout publier, impunément. En 2014, la Syrie avait fait encore mieux, avec 15 journalistes tués... la Russie, le Bangladesh ou l'Egypte ayant aussi, entre autres, participé à l'étripage mondial des rédacteurs et des dessinateurs. Mais là-bas, c'est normal, c'est des barbares. Nous, on est civilisés, s'pas ? Ben non, finalement, pas plus qu'eux : les tueurs de « Charlie » et du magasin kasher étaient tous nés en France, pays de liberté(s)... Et se repose l'insidieuse, question des limites de la liberté de la presse, et donc de la liberté d'expression, et du prix de leur exercice. Le prix du droit de dire.

« Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs aussi. Alors parle, et meurs »  (Tahar Djaout)

A priori, le cadre juridique de la liberté d'expression est clair, en nos contrées du moins : pour la Cour européenne des droits de l'homme, elle vaut «non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction importante de la population». On serait donc en droit et en liberté de tout dire, sans craindre d'être sanctionné pour ce qu'on a dit ? Pas si vite : la Convention européenne des droits de l'homme reconnaît aussi que la liberté d'expression peut être restreinte pour protéger les « droits d'autrui », c'est-à-dire les autres droits fondamentaux. A partir de quoi tout est affaire de  circonstances, de contextes et de rapports de force : en 1994, au Tyrol, la Cour européenne a ratifié l'interdiction d'un film où Dieu, vieil homme sénile, embrassait le Diable : la sensibilité religieuse (catholique) d'une partie importante de la population, et donc la paix religieuse, pouvaient souffrir d'une telle scène. Comme des caricatures du Prophète peuvent faire souffrir des fidèles musulmans ? Oui, comme...

La liberté d'expression devient ainsi relative : dans des Etats démocratiques respectueux de leur propre droit, on peut certes tout dire, tout dessiner, tout écrire -mais pas sans risque légal, ni même égal pour tous, et pour toute expression. Dès lors, la boîte aux exceptions est ouverte et tous ceux qui sont « pour la liberté d'expression, mais...» vont s'y servir : Côté républicain, c'est Régis Debray qui s'y colle : « La liberté d'expression n'a jamais été inconditionnelle ni absolue. Elle est régie par la loi. La loi de 1881 dit : tout citoyen peut imprimer, écrire, dessiner (...) sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cadres déterminés par la loi ». Ce qui ne signifie que d'une liberté qui ne peut être qu'inconditionnelle et absolue, sauf à ne plus être une liberté mais un octroi, la loi fixe le prix de l'exercice au delà de limites forcément arbitraires, relatives et historiquement mouvantes. Or, sans être outrancièrement stirnérien, c'est tout de même moi, finalement, qui décide de respecter ces limites ou de les franchir. Ainsi se joue la liberté d'expression : j'ai toujours, partout, le droit de tout dire. Mais je sais que suivant ce que je dis, quand je le dis, où je le dis, j'aurai à en rendre compte : la différence entre, la civilisation et la barbarie se joue peut-être là : dans la première, on me demandera peut-être des comptes devant un tribunal, dans la seconde on soldera mon compte au couteau, au bûcher ou à la kalachnikov.
Et nous nous retrouvons avec une liberté ontologique absolue (nous naissons libres) et une liberté politique relative (nous vivons contraints), qui impose à l'humain ontologiquement libre d'être responsable de ce qu'il fait. Je décide des limites de ma liberté, et la société dans laquelle je vis, l'Etat qui en est l'émanation politique, le droit qui exprime les attentes de l'une et les exigences de l'autre, fixent le prix de cette liberté -la récompense que je reçois quand j'en use comme la société, l'Etat, le droit, m'y autorisent, la punition que je reçois quand je franchis les limites qui sont fixées par les pouvoirs qui s'exercent là où j'exerce ma liberté. Et quand la loi ne dit rien, l'opinion publique clame : l'éditorialiste du New York Times, David Brooks, dont l'éditorial était titré « I'm not Charlie » et réprouvait le «type d'humour délibérément insultant» du journal français, assurait que « les journalistes de "Charlie Hebdo" n'auraient pas duré 30 secondes sur un campus américain ». Ils n'ont pas duré beaucoup plus dans leur bureau français.

« Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs aussi. Alors parle, et meurs » écrivait l'écrivain, poète, romancier et journaliste algérien Tahar Djaout. Assassiné en 1993 pour avoir dit...

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