On dirait qu'on serait pas en campagne électorale...


    
L'urne ou le hasard ?

On dirait qu'il n'y aurait pas d'élections dans notre coin, ce printemps et cet automne. On dirait qu'on n'y serait pas candidat et en campagne électorale. On dirait qu'on ne chercherait pas à défendre une majorité  ici, à la retrouver là. On dirait qu'on aurait pas des copains, et même des camarades, à faire réélire ou élire. On dirait qu'on n'aurait pas d'autre enjeu politique à relever que celui de se poser des questions sur la légitimité même du processus électoral. On dirait qu'on pourrait profiter lâchement des vacances scolaires, quand une bonne partie de nos camarades sont hors d'état de nous reprocher nos états d'âme, pour poser une question bête : quel est le mode le plus démocratique de désignation des représentants (pour autant qu'on ait besoin d'être représenté) et des gouvernants (pour autant qu'on souhaite être gouverné) ? L'élection ? certes non. Le tirage au sort ? Pourquoi pas... même si personne dans le "monde politique" existant n'a intérêt à ce qu'une telle procédure remplace celle de l'élection dont ce "monde politique" vit... Le hasard vaut bien l'urne...

Prendre quelque distance avec ce qu'on fait est encore le meilleur moyen de ne pas le faire stupidement.

La démocratie représentative, où l'on suppose que des personnes puissent être "représentatives" d'autres, individuellement (en tant que "représentants du peuple") et collectivement (en tant qu'elles constituent des parlements municipaux, régionaux, nationaux, voire internationaux comme le Parlement européen), en sus de l'être d'elles-mêmes ce qui est déjà périlleux (surtout à certaines heures), une telle démocratie  est, forcément, une démocratie tronquée, partielle, amputée de ce qui étymologiquement devrait la définir : le pouvoir du peuple, non de "représentants du peuple" : pour Rousseau, le peuple ne pouvait être "représenté" et la seule modalité cohérente de la démocratie était la démocratie directe, par l'assemblée des citoyens -il en restait symboliquement quelque chose à Genève dans la vieille appellation constitutionnelle de "Conseil Général" pour désigner précisément le peuple, mais la constituante moderniste dont le peuple, indifférent, avait accouché, a jugé pertinent d'abandonner cette référence, dans le même temps d'ailleurs ou, politiquement inculte en sus d'être moderniste, elle confondait la Commune et l'Etat...

L'élection est sélective par l'influence, les ressources, le pouvoir. C'est un mode de désignation inégalitaire. Vous me direz que c'est pas le moment de se poser ce genre de questions, à quelques semaines des élections municipales et quelques mois des élections fédérales, surtout en étant candidat aux premières et membre d'un parti participant aux secondes... Et si justement, c'était bien le moment ? Sinon, quand ? Après les élections, quand les dés (pipés) auront été jetés ? Les élections municipales sont sans doute moins contestables que les autres puisqu'elles ne pourvoient pas à un législatif, qu'un Conseil municipal ne pond pas des lois mais vote des crédits permettant d'assurer des prestations qui elles-mêmes concrétisent des droits fondamentaux, et que tout cela, finalement, se rapproche du vieux projet libertaire de "passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses", mais quand même : par l'élection c'est bien d'une délégation, d'une représentation dont il s'agit...
A l'élection ne s'opposent guère que deux modes de désignation politique (la prise du pouvoir tenant du hold up et non de la désignation) : la nomination par un pouvoir hiérarchiquement supérieur (mais qui alors le désigne, ce pouvoir ?) ou le hasard, c'est-à-dire le tirage au sort. La Cité athénienne, il y a 2500 ans, désignait ses édiles par tirage au sort entre les citoyens (lesquels ne constituaient cependant qu'une minorité de la population). Il en fut ainsi à Venise pour la nomination du Doge, à Florence pour la désignation des membre de la Seigneurie, à Berne pour choisir les baillis des régions conquises, dans la Genève de la Restauration pour présélectionner les candidats à l'élection, au suffrage censitaire, du parlement, et dans la Suisse de la fugace République Helvétique, dont le parlement et en partie le gouvernement étaient renouvelés par tirage au sort. Certes, ces tirages au sort se faisaient à l'intérieur d'un cercle restreint : les femmes, les pauvres, les étrangers (et les esclaves lorsque l'esclavage était pratiqué) en étaient (entre autres) exclus, mais cette tare initiale était celle de tous les systèmes politiques précédant l'instauration d'un véritable suffrage universel. D'ailleurs, ce "véritable suffrage universel", on n'y est toujours pas arrivé : à Genève, les étrangers ne votent qu'au plan municipal, personne ne vote avant 18 ans et les pauvres s'abstiennent massivement...

Le surcroît de légitimité du tirage au sort tient d'abord à un surcroît d'égalité formelle et d'égalité réelle entre tous (et désormais toutes) ses participant. L'élection démocratique reconnaît certes l'égalité formelle entre les candidats qui s'y confrontent, mais outre que certains sont "plus égaux que d'autres" (par les moyens, les relais, le pouvoir dont ils disposent), les candidats ne sont pas les égaux de ceux qui ne sont pas candidats,  alors que dans la désignation par tirage au sort, pour autant que les conditions d'honnêteté de l'exercice soient réunies, le hasard et les lois de la probabilité gouvernent seuls les chances d'être ou non désignés -et cet arbitraire est parfaitement égalitaire.
Le surcroît de légitimité du tirage au sort tient ensuite à la participation qu'il peut, si on est optimiste, impliquer, comme une conséquence et non comme une condition préalable, de toutes et tous aux affaires publiques, dès lors que (presque) toutes et tous peuvent être désignés pour s'en charger -alors que l'élection suppose cette participation comme une condition préalable : il faut s'impliquer politiquement pour être candidat. En outre, la désignation par le sort limite le risque de fraude et corruption puisqu'il est impossible de prévoir à l'avance qui va être désigné, sauf à "truquer le jeu", et elle équilibre, par le jeu des probabilités, les forces politiques en présence et les différentes composantes sociales de la cité, évite les main-mises et les monopoles du pouvoir, fait gagner du temps et économiser des ressources (une élection coûte cher), réduit à presque rien les risques de contestation du résultat, pour autant que la procédure de désignation soit publique et se fasse selon des modalités incontestables, et enfin permet aux partis politiques de consacrer moins d'énergie et de ressources à faire élire des candidats, et plus à défendre des idées et des projets. Bref, tant qu'à se faire tirer, autant que ça soit au sort : on n'aurait plus à faire le beau, à faire campagne, à faire des promesses, à défendre la ligne du parti. On n'aurait plus qu'à être soi-même, sans avoir ni à s'en excuser ni à s'en targuer, et sans prétention de représenter qui que ce soit d'autre que soi-même... Ce n'est pas vraiment qu'on ait des doutes sur ce qu'on fait, c'est seulement qu'on a fini par se persuader que prendre quelque distance avec ce qu'on fait est encore le meilleur moyen de ne pas le faire stupidement.

La campagne électorale commence. Et puisque le peuple souverain a décidé de déléguer sa souveraineté, jouons au moins le jeu dont ce roi fainéant a accepté la mise en place : après tout, nous avons nous-mêmes accepté d'y jouer le petit rôle auquel notre modestie foncière nous confine -ou que notre orgueil non moins foncier nous fait croire destiné...

Commentaires

Articles les plus consultés