Migration, asile : le tombeau méditerranéen et le tombereau européen
Passer de la compassion à la solidarité
Dimanche dernier, 400 des 550 immigrants entassés sur un rafiot
parti de Libye pour l'Italie ont péri en mer, au large de la
Calabre. Depuis le début de l'année, un millier d'immigrants se sont
noyés au large de l'Italie et de ses îles. En moins d'une semaine,
depuis samedi dernier, 10'000 immigrants ont été récupérés vivants
par les garde-côtes italiens, mais il manque au moins 6500 places
d'accueil en Italie, où 170'000 personnes ont accosté en 2014, et
où on en attend le double cette année. "L'italie est sous pression,
nous devons l'aider", a déclaré le commissaire européen à
l'immigration, Dimitris Avramopoulos. Aider l'Italie ou aider les
immigrants ? Le choix européen est clair : le passage de l'opération
italienne Mare Nostrum à l'opération européenne Frontex le signalait
déjà : la première avait pour objectif de sauver des vies, la
seconde a pour objectif de surveiller les frontières de l'"espace
Schengen". Qu'ils se noient, mais pas dans nos eaux. La Méditerranée
peut être leur tombeau, nous serons leur tombereau. Et dans ce
"nous", il y a aussi "nous, la Suisse"... où nous arrivons à
empêcher des expulsions, mais une à une, ou l'évacuation d'une
église occupée par des requérants, mais pas à passer de la défense
de cas individuels à celle d'un principe général : le droit d'asile.
Or tout l'enjeu de la défense de ce droit fondamental est là :
passer de la compassion à l'égard de quelques personnes à la
solidarité avec des milliers de migrants.
Vomir sur les réfugiés, en sauver un, en refuser des milliers et en
oublier des centaines de milliers ?
Malgré tous les obstacles, tous les dangers, malgré la mort qui
rôde, la mer qui engloutit, les passeurs qui extorquent et qui
tuent, les législations nationales d'immigration qui se plombent,
les hébergements surpeuplés, ils viennent, toujours plus nombreux,
et ils continueront de venir, toujours plus nombreux, parce que rien
ne peut les en empêcher : ce qu'ils quittent, au sud du Sahara, en
Irak, en Syrie, en Érythrée, est pire que ce qu'ils risquent en
Méditerranée. Ils ? Les immigrants illégaux. Il devrait donc être
évident pour tout le monde, y compris pour ceux qui tentent de
calfeutrer leur pays contre ces immigrants, que rien n'empêchera
jamais quelqu'un qui n'a plus à perdre que sa vie de la risquer pour
gagner ailleurs le droit de la vivre. Et que face à l'immigration
illégale, la seule et unique solution rationnelle est l'immigration
légale. Contrôlée, mais légale. Et donnant droit à des droits. Pas
seulement celui d'être stocké dans des abris de protection civile.
Mais ce qui devrait être évident paraît encore hors de compréhension
intellectuelle du plus grand nombre, soumis à l'exploitation
politicienne du phénomène migratoire par des forces politiques qui
n'ont aucun intérêt à lui trouver quelque solution que ce soit,
puisqu'elles vivent précisément de l'incapacité, qu'elle
nourrissent, d'y répondre.
Et si au moins ces immigrants subsahariens ou moyen.-orientaux
avaient le bon goût, la décence, la politesse, de tous se noyer dans
la Méditerranée avant d'atteindre les côtes italiennes... mais non,
certains s'entêtent à survivre, à débarquer, à mettre le pied en
Europe, et à vouloir y rester. Et certains, même, à vouloir entrer
en Suisse. Et même à vouloir y rester. Alors les braves gens du cru
se mobilisent. Contre ces importuns. Avant même d'en avoir vu le
bout du nez d'un.
Le 15 février, à Chevrilles, dans le canton de Fribourg, les
autorités fédérales étaient venues présenter à la population locale
le futur centre pour requérants d'asile de la Gougléra, prévu pour
300 personnes installé
Elles y étaient attendues, Chevrilles, les autorités fédérales (et
celles d'entre les autorités locales et régionales qui ne
considéraient pas l'ouverture d'un centre pour requérants d'asile
comme un attentat et une déclaration de guerre). Et elles y ont été
accueillies. Dans une ambiance de pogrom agrémenté de feux d'alertes
sur les collines et de sonneurs de cloche (le folklore de l'UDC)
dans la salle, "chauffée" par un député PLR et un député UDC. Le
prêtre de la paroisse s'est tu, la syndique du village voisin, qui
ne refusait pas a priori le projet fédéral, a été menacée. Le
directeur de Caritas, ancien Conseiller national chrétien-social et
ancien président de "Travail Suisse", Hugo Fasel" témoigne : La
première chose qui m'a frappé, c'est l'opposition à un projet avant
même de le connaître et surtout sans se soucier une seconde de ce
que vivent les personnes qui cherchent à fuir leur pays". Des pays
où "les femmes sont violées, où les enfants sont vendus, où les
blessés ne sont pas soignés mais charcutés". "Des feux contre des
êtres humains qui cherchent de l'aide : qui pourra oublier ça ?",
s'interroge gravement Hugo Fasel... Qui pourra oublier ça ? Tous
ceux qui ont hurlé avec les loups puis vomi sur les réfugiés lors de
cette soirée mémorable... et qui s'empresseront de revenir à leurs
petites affaires une fois passé l’écœurement suscité par leur
exhibition.
En Italie aussi, l'heure est au débondage : la Ligue du Nord appelle
ses élus locaux, provinciaux et régionaux à l'insoumission à la loi
et au sabotage de l'accueil des immigrants : "occupez les hôtels,
les auberges de jeunesse, les casernes, les écoles, tous les
endroits qui pourraient servir à héberger des migrants". On n'en est
pas encore là en Suisse ? Non, pas encore. Mais si on n'en est pas
encore à occuper les locaux d'hébergement des immigrants, on en est
tout de même à refuser, à coups de feux et de cors des alpes, qu'il
s'en ouvrent. ça doit être ça, le "principe de précaution" version
xénophobie ordinaire.
On y répondra à notre manière, demain samedi à Genève, à 14 heures,
place Neuve, en manifestant (à l'appel de solidaritéS -ou de qui que
ce soit d'autre...) pour la fermeture des centres de rétention, pour
un accueil des migrants repectant leur dignité, pour le renoncement
aux "vols spéciaux" d'expulsion, pour la régularisation de toutes et
tous les immigrant-e-s "sans papier" -bref, pour la liberté de
circulation. Non conçue pour les "besoins de l'économie", mais
conçue comme un droit fondamental des humains.
Parce que nous ne nous résignons pas à hurler avec les loups, vomir
sur les réfugiés, en sauver un de temps à autre pour pouvoir la
conscience tranquille en refuser ensuite des milliers et en oublier
des centaines de milliers.
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