Alexis Tsipras sur le bûcher de la gauche


    
Retour sur la Grèce

Dans "Le Monde" du 28 août, l'économiste Maria Negreponti-Delivanis excommunie Alexis Tsipras et son gouvernement pour ce qu'elle même qualifie de "sacrilège" : "le premier gouvernement de gauche radicale en Grèce aura donné sa bénédiction à la poursuite d'une dictature financière étouffante"... "sacrilège", "bénédiction" : est-on encore dans un débat politique ou est-on passé à la prédication religieuse (après avoir, tout aussi religieusement, brûlé le héros qu'on adorait) ? Il est vrai que l'enthousiasme de la gauche de la gauche (y compris de la gauche des partis socialistes et sociaux-démocrates) après la victoire électorale de Syriza et les attentes qui étaient nées de la formation du gouvernement présidé par Alexis Tsipras, étaient exorbitantes de la réalité, c'est-à-dire des possibilités mêmes de ce gouvernement, et de ce pays, d'être l'étincelle mettant le feu à toute la plaine. C'était oublier un peu vite les rapports de force, mais c'était aussi, de la part de nombre de ceux qui collaient à Tsipras comme une bernicle à son rocher et ne s'en sont détachés que pour se coller à Varoufakis,  oublier qu'avant sa victoire déjà, et après elle, Tsipras, Syriza, et même Varoufakis, situaient leur mouvement dans le champ du socialisme démocratique  : "il y a une tradition réformiste de la gauche démocratique, nous nous y inscrivons", déclarait ainsi Varoufakis, même si les mots "réformiste"  et "démocratique" ne prennent pas pour lui le sens, détourné et dévalué, que lui donnent les sociaux-libéraux...
       

Les bernicles de Tsipras et les éthiques de Weber

La crise politique entre la Grèce et ses créanciers illustre l'incompatibilité fondamentale du fonctionnement de démocraties nationales et des systèmes de gouvernance économique internationale". Ce qu'à sa manière, le "Spiegel" du lendemain du référendum "anti-austérité" grec confirmait : "Si quelqu'un voulait encore une preuve du danger que font peser les référendums sur les démocraties modernes, la voilà" Etant entendu qu'une "démocratie moderne" est une démocratie sans Demos. Mais avec beaucoup de Kratos. Souveraineté populaire ou diktat technocratique ? Citoyenneté ou institutions ? Respect des normes ou respect des droits ? La crise euro-grecque clarifie ces contradictions, en les rendant explicites : "il s'agit bien plus d'une question de pouvoir et de démocratie que d'une question d'argent et d'économie", écrit le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz (il faut toujours avoir un Prix Nobel d'économie sous la main, tous ne disent pas que des conneries et il y a en au moins un de disponible pour chaque camp politique). L'Economie financière globale n'est même plus ennemie de la démocratie : elle l'ignore purement et simplement. Dans la crise grecque, c'est l'Europe qui a perdu", résume Varoufakis. Elle a en tout cas perdu de sa légitimité politique.

A quel choix étaient confrontés Alexis Tsipras, la majorité de son gouvernement et de sa coalition ? à celui borné par  la vieille contradiction résumée par Max Weber entre l'éthique de vérité et l'éthique de responsabilité -il n'est aucune des deux qui soit indigne, mais l'une est celle des gouvernants, l'autre celle des militants. Choisissant la première, Alexis Tsipras avait résumé, en termes assez léniniens : "Ce n'est pas révolutionnaire de choisir d'échapper à la réalité ou de créer une réalité virtuelle", a résumé Alexis Tsipras. Ce n'est pas révolutionnaire, et ce n'est même pas réformiste. Les partisans du gouvernement invoquent le "réalisme" de ses choix pour les justifier -sans forcément les partager : l'accord est mauvais, mais il donne du temps, et il contient des "trous" qui permettront tout de même à Syriza, si la coalition reste au pouvoir, de suivre sa politique et de respecter son programme dans les domaines non couverts par l'accord, et de minimiser les effets de l'accord dans les domaines qu'il couvre.

Le gouvernement d'Alexis Tsipras avait-il d'autre choix que celui de plier devant les exigences de "ses créanciers" ? Il aurait certes pu choisir de quitter la zone euro, voire l'Union Européenne, de rétablir une monnaie nationale, de recouvrer les attributs, en grande partie illusoire (la Grèce importe la quasi totalité de son pétrole et de son gaz, et est même désormais dépendante des importations pour les produits alimentaires -sauf l'ouzo, la feta et l'huile d'olive...), de la souveraineté nationale entière. Mais aux frais de qui cette politique de rupture serait-elle menée ? Des Grecs eux-mêmes, et d'entre eux, des plus pauvres. Plus d'un tiers des Grecques et des Grecs (35,7 % de la population) vivent déjà aujourd'hui en-dessous du seuil de pauvreté, et d'entre ces pauvres, le nombre de celles et ceux qui n'ont même pas de quoi manger a sextuplé en quatre ans... Le taux de chômage atteint (en juin 2015) 26,5% de la population active, 60 % de celle de moins de 25 ans et 200'000 jeunes se sont expatriés depuis le début de la crise. En revanche, le passage à la drachme enrichirait les armateurs et les grands patrons exportateurs (tous ceux qui pourraient se faire payer en euros ou en dollars par leurs clients, mais paieraient leurs ouvriers, leurs employés et leurs marins en drachmes), sans parler des Grecs riches ayant accumulé des devises pendant la crise...

En s'inscrivant dans la "tradition de la gauche démocratique", la gauche grecque se retrouvait devant le même dilemme que la gauche française en 1983, partagée, écrivait Mitterrand, "entre deux ambitions. Celle de la construction de l'Europe et celle de la Justice sociale". Comme si elles étaient incompatibles. Or elles ne le sont que si l'on ratifie les choix, les dogmes et la suprématie des intérêts de cette droite européenne pour qui même l'accord imposé à la Grèce était un compromis inacceptable ("Périssent les Grecs, pourvu que nos budgets survivent"), et qui était  au moins autant partisane du "Grexit" que les inquisiteurs de gauche qui, condamnant aujourd'hui Tsipras pour sa "trahison", sont prêts à se battre jusqu'au dernier Grec pour que le parjure soit châtié.

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