Il y a un siècle, à Zimmerwald...



"Guerre à la guerre" !

Le 5 septembre 1915, un an après le déclenchement de la Grande Guerre, une quarantaine de militants de la gauche socialiste européenne, drôles d'oiseaux se présentant pour l’occasion comme des « ornithologues », tiennent conférence dans la pension Indermühle à Zimmerwald, dans le Mitelland bernois, accueillis par le socialiste bernois Robert Grimm et par Lénine (alors membre du PS suisse...) Venus de onze pays (de France, de Suède, de Roumanie, de Russie, de Norvège, des Pays-Bas, de Bulgarie, d’Italie, d’Allemagne, de Suisse, ces 38 personnages représentent en fait l’avant-garde du mouvement socialiste européen : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Martov, Rakovsky, Angelica Balabanova en sont, et avec eux les syndicalistes révolutionnaires français Bourderon et Merrheim, et les députés sociaux-démocrates allemands Ledebour et Hoffmann. Thème de la conférence : la stratégie à opposer à la guerre impérialiste. Et ce week-end, à Berne, on commémorera (http://www.zimmerwald1915.ch/) ce réveil de l'internationalisme socialiste, auquel les socialistes suisses prirent une part notable, puisqu'ils furent, souterrainement, les organisateurs...


« le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage »  (Jaurès) 
   
 
Zimmerwald, c'est la première véritable rencontre internationale des socialistes opposés non seulement à la guerre, mais surtout à l’"Union Sacrée", c'est-à-dire à l'alliance passée, dans chaque pays en guerre, au nom de la "défense nationale" entre les partis socialistes et les droites au pouvoir, mais également entre les syndicats et le patronat "national". Mais entre les « pacifistes » comptant sur la négociation pour mettre fin à la guerre et les « révolutionnaristes » n’attendant cette fin que de la révolution dans les grands Etats belligérants, le débat sera rude. Les uns préparent la paix à venir, les autres la transformation de la guerre impérialiste en révolution socialiste -la première, depuis la Commune. Lénine exigera des autres participants à Zimmerwald qu’ils fassent tout ce qu’ils peuvent pour que les socialistes de leurs pays rompent l’Union Sacrée, quittent les gouvernements où ils siègent, refusent désormais de voter les crédits de guerre et ne se consacrent plus qu’à l’agitation révolutionnaire.
Compte tenu de ces contradictions, on ne pouvait aboutir à Zimmerwald qu’à un choix ambigu, dont le manifeste de la conférence portera trace.
La principale qualité de ce manifeste, c'est la rupture qu'il assure avec la « recherche du coupable national » dans laquelle s’est enferré ce qui reste de la IIe Internationale. Pour les « zimmerwaldiens », il importe peu de savoir qui a tiré le premier coup de feu, qui a déclenché la guerre, quel Etat en porte la responsabilité factuelle : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage » : de Jaurès, Zimmerwald reprend cette sentence, et la précise de premières allusions à ce qui sera la théorie léniniste de l’impérialisme : la guerre est l’ultime aboutissement du processus impérialiste de concentration monopolistique du capitalisme financier.

En avril 1916, une seconde conférence des gauches socialistes, se tenant à nouveau en Suisse, à Kienthal, fera prévaloir la thèse « révolutionnariste » de Lénine sur la thèse « internationaliste-pacifiste » de Robert Grimm, Sitôt Zimmerwald quitté, Lénine avait d’ailleurs mené l’assaut contre les « social-pacifistes », « social-confusionnistes » et « social-idiots » avec lesquels il venait de débattre et d’adopter un manifeste commun. Minoritaires à Zimmerwald face à ces « opportunistes » et à ces « centristes », les « léninistes » reviendront plus forts à Kienthal. Mais le mouvement zimmerwaldien, si durement critiqué par Lénine, lui aura tout de même permis de faire connaître et de diffuser sa conception d’une action révolutionnaire menée non contre la guerre, mais pour sa transformation en guerre révolutionnaire -conception à laquelle se rallieront Radek et Trotsky. Commentant, analysant inlassablement le mouvement de Zimmerwald de 1915 à 1917, Lénine n’aura de cesse de préciser sa pensée, à la lumière de ce qu’il dénonce. En 1916, contre les « illusions social-pacifistes », il proclamera l’inéluctabilité de la guerre à l’époque de l’impérialisme. On ne saurait être plus éloigné de la recherche de la pax socialista exprimée par les « centristes » de Zimmerwald. La guerre, pour Lénine, est le moyen de la révolution. L'Internationale Communiste liquidera d’ailleurs symboliquement l’association de Zimmerwald, au motif que « la lutte contre les éléments du centre, qui entravent le développement de la révolution sociale, est devenue une tâche urgente du prolétariat révolutionnaire ».
         
En 1917, au moment de quitter la Suisse pour la Russie en révolution, Lénine adressera aux « ouvriers suisses » une « lettre d’adieu » en forme de cahier de recommandations à la gauche du mouvement :

     "Si les social-patriotes et les opportunistes avérés, les « grutléens » suisses qui ont, comme les social-patriotes de tous les pays, quitté le camp du prolétariat pour rejoindre celui de la bourgeoisie, (...) et si les social-patriotes et les opportunistes camouflés, qui sont en majorité parmi les chefs du Parti socialiste suisse, ont mené sous une forme camouflée la même politique, (...) nous avons rencontré une ardente sympathie parmi les ouvriers socialistes-révolutionnaires suisses, alignés sur la position internationaliste, et (...) nos relations de camaraderie avec eux nous ont été très profitables. (...) ceux d’entre nous -10 à 15 personnes tout au plus- qui étaient membres du Parti socialiste suisse, jugeaient  de leur devoir de défendre résolument, sur les problèmes généraux et essentiels du mouvement socialiste international, (le) point de vue (de) la « gauche de Zimmerwald », et de combattre fermement le social-patriotisme aussi bien que la tendance dite du « centre » à laquelle (appartient) R. Grimm".

Le socialisme international a éclaté en 1914. Il restera divisé pendant 75 ans. Dès 1917, cette division et cet éclatement se concrétiseront en deux conceptions contradictoires de l’internationalisme. L’interprétation de Lénine,  à la fois polémique (à l’égard de l’adversaire « réformiste ») et pédagogique (à l’intention des forces restées révolutionnaires), va mettre en avant la « trahison » de la social-démocratie, mais cette interprétation rend mal compte du formidable mouvement national (et nationaliste) qui submerge en août 1914 la majorité des classes ouvrières de la majorité des pays plongés dans la guerre (La Serbie et l’Italie faisant exception). La « faillite de l’Internationale » n’est pas la disparition de l’internationalisme, ni celle de la solidarité : elle est l’engloutissement presque absolu (ce qui subsiste de l’internationalisme est dans le « presque ») de la solidarité de classe par la solidarité nationale, et des antagonismes de classe par les antagonismes nationaux. La « communauté de destin » créant « communauté de culture » de la nation prend le pas, jusqu’en 1916 au moins, sur la conscience de classe. Zimmerwald est le premier signe de la réapparition de la conscience de classe et de la solidarité internationaliste qu’elle exige. Et ce fut l’inlassable recherche des moyens, pour les uns de reconstituer l’internationalisme, pour les autres de constituer un nouvel internationalisme -et une nouvelle Internationale. Les deux démarches eurent en Suisse leurs partisans et leurs acteurs, suisses ou étrangers. De ce point de vue, Zimmerwald révèle des attitudes plus anciennes, des choix préalables : Lénine ne devient pas « léniniste » le 28 juillet 1914 (déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie, en réponse à la déclaration de guerre de la Russie à l’Autriche) ; Jules Guesde, si « marxiste » qu’il fut, ou parut être, ne découvre pas la Nation française (celle de Robespierre, certes, non celle de Déroulède) lors de la mobilisation « boche » ; Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg n’attendent pas la guerre pour dénoncer l’impérialisme wilhelminien ; Robert Grimm ne devient pas « centriste » à Zimmerwald... ces acteurs révèlent ce qu’ils sont parce que la crise les y pousse ou le leur permet, mais ils étaient déjà avant elle ce qu’ils parurent être grâce à elle.

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