Elections turques : la victoire du pompier pyromane


   
Des urnes pleines de peur

Nos copains turcs (il est vrai qu'ils sont presque tous Kurdes) faisaient plus que grise mine, hier. Ils étaient abasourdis, comme assommés par le résultat des élections législatives anticipées convoquées fin août par le Président-Sultan Erdogan, tout seul, comme un grand -mais "si Dieu le veut" tout de même. Dieu, et lui : la constitution turque prévoit, en cas d'échec du principal parti à former un gouvernement, la transmission de cette tâche, au principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (social-démocrate et kémaliste), mais le Sultan n'a que faire de la constitution : il a donc décidé tout seul de dissoudre le parlement né des élections précédentes lors desquelles son parti n'avait pas obtenu de majorité absolue, et d'organiser de nouvelles élections avec, précisément, pour objectif d'obtenir cette majorité absolue. Et il l'a obtenue, alors que peu nombreux étaient les observateurs qui le prédisaient. Il l'a obtenue dans un climat de violence et de peur dénoncé par les observateurs internationaux, qui ont fait état de nombreuses attaques contre les candidates et les candidats, les partisans et les locaux du parti de gauche HDP, dont la base est majoritairement kurde. Qui veut la fin veut les moyens est aussi un proverbe ottoman. Le Président-Sultan, en tout cas, l'applique depuis 13 ans.


Qui se soucie de l'opposition démocratique turque, de la gauche turque, des syndicats turcs, et des Kurdes ?

Le vote de dimanche, en Turquie, fut un vote de peur -et si la peur est toujours mauvaise conseillère, elle est aussi, toujours, bonne mobilisatrice des votes, quand on sait l'attiser et l'exploiter. Et Recep Tayyip Erdogan sait l'exploiter, après l'avoir attisée, en se présentant comme protecteur de la sécurité du pays et de sa population,  et en présentant l'enjeu d'une majorité parlementaire pour son parti comme le seul moyen d'assurer cette sécurité. Vieille comme la politique, utilisée par tous les régimes en place (de gauche, de droite, de coalition, peu importe le flacon), cette stratégie est gagnante presque à tout coup, dès lors que le contexte s'y prête. Or le contexte turc s'y prête à merveille : les élections se sont tenues dans un contexte de grave crise politique, financière et sécuritaire. La Turquie a désormais une dette publique et privée de 400 milliards de dollars (enfoncée, la Grèce...), et le pouvoir central est en guerre intérieure avec "ses" Kurdes, alors qu'il fait mine de combattre aussi les djihadistes de Daech (tout en en laissant passer par son territoire leurs recrues européennes et nord-africaines) qui sévissent à ses frontières. Le couvre-feu a été instauré dans une partie du sud-est de la Turquie, où la population kurde a dû s'organiser elle-même pour faire face aux exactions des forces gouvernementales mobilisées contre les combattants du PKK -qui luttent donc désormais sur deux fronts : contre l'armée turque et contre les djihadistes syriens et irakiens, et leurs supplétifs turcs -qui ont commis deux attentats, en juillet en en octobre, qui ont fait 130 morts. Dans ce contexte, même la "dérive autoritaire" du pouvoir en place finit par être rassurante pour qui a besoin d'être rassuré : la répression des media d'opposition, des journalistes, des intellectuels, des artistes, le refus de laisser librement et pacifiquement s'exprimer les revendications des Kurdes (un refus qui conduit à leur radicalisation, laquelle donne prétexte à une répression accrue -vieux cercle vicieux fort utile à qui attise les conflits pour se présenter comme seul capable de les résoudre), rien de tout cela n'a réellement pesé. Le pompier pyromane ayant allumé les incendies, il n'a eu qu'à attendre qu'on l'appelle pour les éteindre.

Erdogan a un projet : passer à un régime présidentiel, lui étant président et comptant bien le rester au moins jusqu'en 2025, année de célébration du centenaire de la République. Pour réaliser ce projet, il a besoin d'une majorité parlementaire à ses ordres : celle de son propre parti islamo-conservateur, l'AKP, sans alliance, sans coalition. C'est ce besoin qui vient d'être satisfait par les élections anticipées, puisque même si l'AKP n'a pas obtenu (mais de peu) la majorité absolue des suffrages, il a obtenu largement la majorité des sièges au parlement.  Le parti kémaliste social-démocrate CHP, que les sondages donnaient vainqueur, le progresse que faiblement (il obtient un quart des suffrages) et le parti de gauche HDP, majoritaire dans la population kurde, a passé de justesse la barre du quorum de 10 % des suffrages.

Pour l'opposition démocratique, pour la gauche, pour les syndicats et pour les Kurdes, le résultat des élections de dimanche est calamiteux -et il l'est sans doute même pour la Turquie elle-même. Mais qui se soucie de l'opposition démocratique turque, de la gauche turque, des syndicats turcs, et des Kurdes ? Les Européens (Suisses compris,  puisque comme on ne se lassera pas de le seriner, les Suisses sont des Européens, si extraterrestres qu'ils se conçoivent, font mine de regretter le résultat des élections turques, et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées ? Au bal des faux-derches, ces hypocrisies contristées ne feront pas longtemps tapisserie : un pouvoir fort, même islamiste, dans un pays de 70 millions de consommateurs, c'est quand même rassurant pour nos gouvernants (qui avaient mis le PKK kurde sur la liste des organisations "terroristes" et ne l'en ont sauf erreur pas retiré, lors même que ses combattantes et ses combattants sont en première ligne face aux fous furieux de Daech) et nos investisseurs. Finalement il est dans le courant dominant, Erdogan. Un courant bien autoritaire, et bien à droite.
En Turquie, c'est un président et un parti culturellement et socialement conservateur mais économiquement libéral, touillant politique et religion (peu importe laquelle, au fond) dans le même discours, qui ont gagné les élections en attisant les peurs : et on doute encore que la Turquie soit (aussi) un pays européen ?

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