PARIS, 13 novembre 2015 : "NI RIRE NI PLEURER, MAIS COMPRENDRE"


Vendredi, nous nous sommes retrouvés dans la situation qui fut déjà la nôtre lors d'un certain 11 septembre, puis en janvier dernier, lors du carnage de "Charlie Hebdo" : celle du voyeur, du spectateur de l'horreur, et dans cette autre situation déjà vécue d'entendre, de sur-entendre, de réentendre, sur toutes les chaînes de télé et de radio, les mêmes "commentaires", souvent par les mêmes "commentateurs" meublant le temps entre les images en scandant le spectacle de l'épouvante par l'exorcisme du monstre tapi dans l'ombre syrienne, irakienne... ou banlieusarde. Chacun est aujourd'hui sommé de dire quelque chose, même si cela a déjà été dit cinquante fois; chaque acteur politique ou social, si modeste soit-il, est tenu  de réagir, même si sa réaction est sans autre contenu que toutes les réactions qui l'ont précédée. Et celui qui ne dit rien, parce qu'il n'a rien de neuf à dire, parce qu'il préfère se taire plutôt que dire n'importe quoi, ou qu'il n'est pas certain que ce qu'il a à dire ait quelque intérêt, sera suspect d'indifférence, voire de pactiser avec les terroristes. Disons donc ce que nous croyons avoir à dire, en tentant, comme nous y invite Spinoza, de ne "ni rire ni pleurer mais comprendre". Et d'abord, comprendre à qui, et à quoi, nous avons affaire.


« Tantum religio potuit suadere malorum » (Lucrèce)

Les images terrifiantes des attentats parisiens, déversées à satiété et jusqu'à plus soif de sirènes, de coups de feu, de hurlements, de morts et de blessés, ont-elle une autre vertu, sinon une autre fonction, que celle d'un show télévisé, et de faire "vendre du papier" (un papier dont il ne nous semble pas que les éditeur aient eu la décence d'extirper ce qui y importe et qui rapporte : la publicité, pas plus d'ailleurs que les "pavés" publicitaires n'ont disparu des télévision, entre deux images d'apocalypse) ? Pour les commanditaires des attentats, en tous cas, la déferlante des images des actes de leurs affidés est une aubaine; certes, ce ne sont pas les media qui tuent mais ce sont les media qui font la publicité du tueur. Les télévisions qui ont retransmis, en boucle pendant des jours les images du carnage parisien ne sont pas coupables de ce qu'elles retransmettaient, mais elles sont responsables de l'impact massif, mondial de ces images. Mesurent-elles le sombre prestige qu'ainsi elles apportent à ceux qui ne méritent, bien plus que de la haine, qu'un absolu et définitif mépris, au-delà même de celui que méritent charognards politiques récupérateurs de cadavres ?

Après le carnage de "Charlie", Robert Badinter, évoquant les assassins, écrivait qu'ils "trahissent l'idéal religieux dont ils se réclament". Vraiment ? Se réclament-ils donc d'un "idéal religieux" pacifique et irénique d'amour, de fraternité ? Non : ils se réclament d'un "idéal religieux" purificateur, d'élimination de ceux qui ne le partagent pas... Les tueurs de "Charlie" comme ceux du Bataclan beuglaient, comme il se doit, leur rituel "Allahou Akbar". Grand, un dieu au nom duquel, quelque nom qu'on lui donne et quelque religion qu'on le proclame (il y en a tellement qui peuvent nuire, nous avertissait déjà Lucrèce...), peuvent se commettre des actes comme ceux de vendredi ? ce dieu là est petit, tout petit, et plus minuscules encore les abrutis sanguinaires qui défouraillaient en l'invoquant. Pour qui roulent-ils ? pour leur dieu ? Non : pour les forces qui, dans toute l'Europe, ne rêvent que de pogroms et de camps de concentration où les musulmans remplaceraient les juifs. Ces nuisances se confortent, se répondent, se nourrissent. Et les dieux les servent, depuis toujours.

Pour tuer comme tuent les djihadistes ou comme tuaient les nazis, il faut que ceux que l'on tue ne soient plus que "ce" que l'on tue. "Ce", pas "ceux" : plus des personnes humaines, mais des personnifications de ce que l'on a décidé de haïr. Et comme on a décidé de haïr tout ce qui n'est pas de sa tribu idéologique, c'est le monde entier que l'on hait. Et dans ce monde, chacun d'entre nous. En retour de quoi d'aucuns nous somment de procéder au même exercice : chaque musulman est l'islam. Et comme les djihadistes massacrent au nom de l'islam, chaque musulman est supposé personnifier ce au nom de quoi les djihadistes massacrent : guerre des civilisations, menées par des abstractions contre d'autres abstractions. A quoi l'on présente comme une alternative un "dialogue des civilisations" qui n'est de cette guerre que la version civile. Or on ne peut dialoguer qu'avec des personnes prêtes à dialoguer avec nous.

La philosophe américaine Judith Butler crut pouvoir "considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements progressistes, qui se situent à  gauche et font partie d'une gauche mondiale" parce qu'ils seraient "anti-impérialistes" quand leur "anti-impérialisme" se résume à de l'antisionisme et leur "progressisme" à un "anti-occidentalisme" récusant a priori tout ce qui vient d'Europe ou des Etats-Unis (sauf les technologies utiles à leurs exactions).  Progressistes, anti-impérialistes, "de gauche", ceux qui s'attaquent aux écoles de filles (et aux écolières) ? Progressiste, anti-impérialiste, "de gauche", le califat ? Le djihad n'est pas la lutte des classes, l'islamisme n'est pas le socialisme et Daech ne naît pas de l'exploitation. Que l'islam soit (sans n'être que cela) un refuge pour des populations opprimées, exploitées, dénigrées, relève du constat d'évidence, mais de la même évidence que celle qu'exprimait Marx lorsqu'il qualifiait la religion d'"opium du peuple", en tant qu'elle est la consolation de désespérés. De là à considérer l'islamisme comme une force révolutionnaire, au prétexte qu'il mobilise des opprimés, alors qu'il ne les mobilise qu'en les aliénant au service de dirigeants qui, eux, ne viennent pas d'"en bas" de la société, il y a un pas qu'on ne saurait franchir sans abdiquer toute intelligence politique. Ou alors, il faut aussi considérer la Saint Ligue fauteuse du massacre de la Saint-Barthélémy comme une force révolutionnaire puisqu'elle mobilisait une partie du "petit peuple" parisien (et catholique). Et que dire du nazisme, qui sut mobiliser le sous-prolétariat allemand en même temps qu'une bonne partie de la petite bourgeoise, et une partie non négligeable de la classe ouvrière elle-même ?


A toute réponse de gauche aux carnages djihadistes, il y a ainsi un préalable : n'avoir aucune complaisance avec le fondamentalisme religieux (quel qu'il soit, mais ici, il s'agit bien de sa variante islamiste et armée), ne donner aucune excuse à son délire purificateur. Car comme l'antisémitisme fut "le socialisme des imbéciles" quand il sévissait aussi au sein du mouvement ouvrier, l'"islamogauchisme" relève de l'"anticapitalisme des imbéciles" quand il sévit à la "gauche de la gauche". A quoi on ajoutera cette autre évidence, que la paranoïa est l'"antiterrorisme des imbéciles".
Mercredi soir aux Rencontres internationales de Genève, deux jours avant le carnage parisien, Robert Badinter mettait en garde les démocraties contre les lois et les juridictions d'exception, à la fois inefficaces et plus subversives de l'Etat de droit que le terrorisme lui-même.  Aux délires des fous de Dieu peut répondre, comme par celle de Badinter, la voix de la raison -ne serait-ce que parce qu'ils la haïssent, et qu'ils n'espèrent rien tant que nous finissions par nous comporter comme eux : les djihadistes nourrissent les croisés et les fascistes, les croisés et les fascistes justifient les djihadistes...

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