Autour du djihadisme et du terrorisme à prétexte religieux : Ni collabos, ni épurateurs


Les attentats de Paris ont remis bien de l'huile sur le feu du débat, ou de ce qui en tient lieu, sur la place de la religion en général, et de l'islam en particulier, dans nos sociétés "multiculturelles" (comme le sont toutes les sociétés, par opposition aux communautés), et sur la réponse sociale, culturelle, politique, à donner à la renaissance d'un terrorisme à prétexte religieux. On s'est dès lors retrouvés au cœur d'un échange d'excommunications réciproques, ceux qui se refusent à accorder la moindre circonstance atténuante aux terroristes (pas plus qu'à ceux qui leur en trouvent) étant renvoyés, dans le meilleur des cas, à une islamophobie aussi épuratrice que l'islamisme, en même que ceux qui cherchent, avant de tirer dans le tas, à comprendre ce qui se passe et pourquoi cela se passe, étant par la moindre des injures traités de nouveaux collabos d'un nouveau nazisme. Peut-on essayer de n'être ni collabos, ni épurateurs ?

Une "prothèse identitaire" sans concurrence: l'intégrisme

Dès les attentats djihadistes (ceux d'Al Qaïda) est ressortie la thèse d'une "guerre des civilisations" aussi commode pour les islamophobes que pour les djihadistes, en ce qu'elle se fonde sur la conviction d'une incompatibilité définitive entre "eux" et "nous", que le "nous" soit celui de l'"Occident" ou celui de l'Islam... Or non seulement si "guerre" il y a, celle, au sein même des sociétés musulmanes, entre progressistes et rétrogrades, aussi "musulmans" les uns que les autres, et sans doute plus réelle que celle des "civilisations", mais encore le djihadisme est-il l'aboutissement d'un processus de radicalisation dont l'islam n'est pas la seule matrice possible -on le voit aussi à  l’œuvre à  partir de lectures "radicales" du judaïsme, du christianisme, des religions "orientales"... et de philosophies ou d'idéologies athées ou panthéistes... Cette radicalisation a, d'où qu'elle provienne, un énorme avantage sur nos pensées incertaines, tâ˜tonnantes, contradictoires : elle produit une pensée monolithique, qui donne des réponses uniques à  toutes les questions possibles. L'islamisme a réponse à  tout, comme les autres intégrismes. Et non seulement il a réponse à  tout, mais il a à tout réponse simple, et claire, séparant le vrai du faux, le pur de l'impur, l'autorisé de l'interdit, cela sans ambiguïtés, sans doutes, sans "zone grise" entre les deux termes d'une alternative qui n'a de synthèse possible que dans la disparition de l'un de ses deux termes -au lieu que de les remplacer les deux par un troisième. De ce point de vue, la "prothèse identitaire" (selon les termes du psychiatre Serge Hefez) que propose l'intégrisme, religieux ou politique, est sans concurrence ni dialectique.

Que l'islam soit un refuge pour des populations opprimées, exploitées, dénigrées, relève du constat d'évidence, mais de la même évidence que celle qu'exprimait Marx lorsqu'il qualifiait la religion d'"opium du peuple", en tant qu'elle est la consolation de désespérés. De là à considérer l'islamisme comme une force révolutionnaire, au prétexte qu'il mobilise des opprimés, et, sinon à se solidariser, du moins à faire preuve de "compréhension" à l'égard de ceux qui basculent dans le djihadisme, pour autant qu'on les ait identifié comme des victimes de l'ordre du monde, il y a un pas qu'on ne saurait franchir sans abdiquer toute intelligence politique. Ou alors, il faut aussi considérer la Saint Ligue fauteuse du massacre de la Saint-Barthélémy comme une force révolutionnaire puisqu'elle mobilisait une partie du "petit peuple" parisien (et catholique). Et que dire du nazisme, qui sut mobiliser le sous-prolétariat allemand ? Et des Khmers Rouges, qui prospérèrent sous les bombes américaines ? La philosophe américaine Judith Butler crut pouvoir "considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements progressistes, qui se situent à  gauche et font partie d'une gauche mondiale" parce qu'ils seraient "anti-impérialistes"; or leur "anti-impérialisme" se résume à  un antisionisme et leur "progressisme" se résout en un "anti-occidentalisme" récusant a priori tout ce qui vient d'Europe ou des Etats-Unis (sauf les technologies utiles à  leur combat).  Progressistes, anti-impérialistes, "de gauche", Boko Haram ou les Talibans, qui s'attaquent aux écoles de filles (et aux écolières) ? Progressiste, anti-impérialiste, "de gauche", le projet du califat ? Progressistes, anti-impérialistes, "de gauche", les auteurs des attentats parisiens ?

Pour tuer comme tuent les djihadistes ou comme tuaient les nazis, il faut que ceux que l'on tue ne soient plus que "ce" que l'on tue. "Ce", pas "ceux" : plus des personnes humaines, mais des personnifications de ce que l'on a décidé de haïr. En retour de quoi l'on nous somme, depuis l'extrême-droite, de procéder au même exercice : chaque musulman est l'islam. Et comme les djihadistes massacrent au nom de l'islam, chaque musulman personnifie ce au nom de quoi les djihadistes massacrent : guerre des civilisations, menées par des abstractions contre d'autres abstractions. A quoi l'on présente comme une alternative un "dialogue des civilisations" qui n'est de cette guerre que la version détoxiquée. Or nous ne dialoguons pas avec une "civilisation", nous ne pouvons dialoguer qu'avec des personnes. Ce qui suppose, soit dit en passant, qu'elles soient elles aussi prêtes à  dialoguer avec nous. Après le carnage de "Charlie", Robert Badinter, évoquant les assassins, écrivait qu'ils "trahissent l'idéal religieux dont ils se réclament". Vraiment ? Se réclament-ils d'un "idéal religieux" pacifique et irénique d'amour, de fraternité ? Non : ils se réclament d'un "idéal religieux" purificateur, d'élimination de ceux qui ne le partagent pas... Et cet idéal exterminateur, ils ne le trahissent pas : ils le réalisent.

A nous, dès lors, de lui en opposer un autre, qui ne soit pas que le reflet de ce dévoiement. Qui ne se résume pas en une extermination (provisoire, forcément provisoire) des exterminateurs, ni ne se dilue dans le bégaiement des invocations au "vivre ensemble" -comme si on pouvait vivre avec qui veut nous tuer. Un idéal qui ne soit pas désarmé face à ce qui le nie, mais lui oppose des solidarités plus puissantes qu'une kalachnikov, des libertés plus explosives qu'une ceinture de kamikaze, des droits plus réels que les prédications religieuses.
On pourrait même, si on osait encore cette référence, et si on savait encore ce qu'elle signifie et recouvre, appeler cette alternative le socialisme.
On pourrait.

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