Que voile le voile ?


La laïcité par et pour les nuls
     
Surfant sur un épisode parfaitement marginal et insignifiant (une employée de la Ville ayant porté un voile supposé "islamique" pendant son temps de travail), le PLR de la Ville de Genève a déposé au Conseil municipal,
en invoquant le principe de laïcité (et sans avoir consulté le moins du monde les représentants de ce personnel, ce qui en dit plus sur la conception radelibe du "dialogue social" que sur sa compréhension du principe de laïcité) une proposition de modification du statut du personnel de la Ville, imposant à ses membres de s'abstenir de "signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs lorsqu'ils sont en contact avec le public". On souhaite bonne chance à celles et ceux qui auraient à faire appliquer cette disposition (qui n'a finalement pas été votée, la proposition ayant été renvoyée en commission après l'un de ces épisode dont nous avons à Genève le secret), voire à sanctionner ceux et celles qui ne l'auraient pas respectées : ce voile est-il un signe religieux ou social ? Porter une croix ou d'une étoile de David autour du cou, est-ce signaler son appartenance religieuse par un signe extérieur ? Et souhaiter Joyeuses Pâques, ou Joyeux Noël, signaler son appartenance religieuse par un propos ? Disons en tout cas que la laïcité, comme principe institutionnel (et désormais constitutionnel) mérite mieux que ce à quoi on est en train de la réduire... et de la voiler...

"Tantum religio potuit suadere malorum" (Lucrèce)

La Constitution genevoise actuelle proclame la laïcité de l'Etat, et sa neutralité religieuse. Mais elle ne donne aucune définition de cette laïcité, ni de cette neutralité -les constituants ont renvoyé ces définitions à une loi dont le projet est encore à l'étude, et qui risque fort de sombrer dans l'insignifiance à force de vouloir contenter (ou du moins ne pas fâcher) tout le monde : les croyants et les incroyants
, les intégristes et les "libéraux", les sectaires et les tolérants, les cléricaux et les laïcards, les croyants de chacune des dizaines de "communautés religieuses" (le terme même a de quoi inquiéter, comme si une religion se devait d'être communautaire, et ne pouvait se contenter d'être associative, comme toute bonne philosophie qui se respecte et respecte son étymologie -l'amour de la sagesse)...
"L'Etat est laïque", autrement dit : il n'est pas clérical, ce qui se traduit historiquement par la séparation de l'Eglise (puis des églises, après la reconnaissance du pluralisme religieux) et de l'Etat, et institutionnellement, aujourd'hui, par celle de l'Etat et des organisations et collectivités religieuses.
"L'Etat observe une neutralité religieuse", autrement dit : il ne choisit pas entre les religions, n'en favorise ni n'en défavorise aucune, les met toutes sur le même pied. Cette neutralité accouche donc de l'égalité. Ou devrait en accoucher, puisque tel n'est pas encore le cas. Aller plus loin que la neutralité, tout en restant dans l'égalité, ce serait aller jusqu'à l'indifférence. C'est concevable, et peut-être souhaitable, mais on en est encore loin.

De quoi parle-t-on lorsque l'on parle de laïcité ? Pas de laïcité positive, de laïcité ouverte, de laïcité intelligente, ou indifférente, ou inclusive, ou on ne sait quoi. Ni de laïcité fermée, combative, absolue. Seulement de laïcité : un concept qui se suffit à lui-même sans avoir besoin d'être qualifié autrement que comme la séparation institutionnelle de l'Etat et des acteurs religieux, qu'ils soient ou non des églises. Mais la laïcité, comme principe institutionnel, s'applique à l'Etat, pas à la société. Et pas aux individus. C'est à  l'Etat, à  ses appareils, à ses collectivités locales et régionales, aux espaces qu'il met à  disposition de tous, d'être religieusement neutre, pas à  la société (à  moins de définir la neutralité comme l'acceptation de tout et de n'importe quoi). La laïcité n'est rien d'autre que le moyen d'assurer la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de croire en ce que l'on veut et la liberté de ne pas croire en ce que croient les autres. La liberté d'avoir une religion, de ne pas en avoir, ou d'en changer. Le droit au blasphème et le droit à l'apostasie. Ces libertés, dont on rappellera au passage que les employés de l'Etat et de la commune en disposent comme tout le monde, la laïcité ne peut l'assurer qu'en respectant un principe absolu d'égalité entre les croyances, et de non-intervention rigoureuse et réciproque, de l'Etat dans la gestion d'un culte ou d'une organisation religieuse en tant que telle, et de quelque organisation religieuse que ce soit dans le fonctionnement de l'Etat.  On ne peut d'ailleurs faire autrement dans une ville comme Genève, dont le paysage religieux est "pixelisé" en 400 églises, groupes, communautés, associations de toutes les religions possibles et imaginables (voire même inimaginables), se réunissant dans 270 lieux de culte. En privilégier quelques unes, ce serait inférioriser toutes les autres, intervenir dans la gestion de certaines serait les discriminer par rapport aux autres. Autant dès lors les considérer toutes à  égalité, ce qui implique, précisément, une indifférence rigoureuse à  leurs différences. Un Etat de droit soucieux, sinon de laïcité (Genève l'est, mais pas la Suisse), du moins d'égalité des droits, n'a à respecter aucune prescription religieuse, aucun interdit religieux -ou alors, doit les respecter toutes et tous. Et comme elles et ils sont, entre eux, non seulement cumulatifs mais le plus souvent contradictoires, on se retrouve immédiatement dans une impossibilité absolue de les respecter toutes et tous, ou de choisir celles et ceux que l'on respecte et celles et ceux que l'on ignore, ce qui est contraire aux principes de neutralité religieuse et d'égalité des droits, qui sont au cœur de la laïcité, elle-même au cœur de la démocratie, dont elle est une condition nécessaire (quoique insuffisante).

L'Etat laïque n'a pas plus à  s'immiscer dans les pratiques religieuses privées que celles-ci n'ont à  s'imposer à  celles et ceux qui n'en veulent pas. Or c'est au prétexte d'un accessoire vestimentaire féminin (et exclusivement féminin*"...), supposé être une manifestation d'adhésion à une religion, que l'on veut introduire dans un statut du personnel municipal une disposition impliquant forcément une sanction si elle n'est pas respectée. Il est vrai que les islamistes ont fait du voile une prescription islamique, alors qu'il n'est en fait que l'héritage d'une tradition patriarcale pré-islamique (et pré-chrétienne, et pré-juive), récupérée et exportée -un signe patriarcal, et donc un signe social avant que d'être religieux. Comme le foulard de vêtures féminines traditionnelles un peu partout.  Mais quand on pond des lois construites sur l'hypothèse que le niqab, ou le tchador, ou le voile, sont "islamiques", on récompense finalement ceux, intégristes musulmans en l'occurrence, qui ont converti cette tradition à  l'islam, et on valide cette conversion d'un signe social en signe religieux. Ainsi offre-t-on aux islamistes une paradoxale victoire sur la laïcité, au nom de la laïcité...

Enfin, le combat pour la laïcité doit, s'il ne veut pas être à la fois vain et inepte, s'accompagner de la reconnaissance de cette évidence que "notre civilisation", notre société, notre histoire, sont totalement imprégnées de christianisme (et par lui, de judaïsme, comme l'islam lui-même, et avant lui de paganisme...). Et que quand il s'agit de séparer les institutions publiques des organisations religieuses, il ne s'agit pas d'épurer l'espace public de toute référence religieuse, comme le procès d'intention en est régulièrement fait aux "laïcards". Notre calendrier est catholique, nos jours fériés sont chrétiens, il y a une croix sur notre drapeau fédéral, une clef de Saint-Pierre sur notre drapeau cantonal et municipal et le nom de Jésus au-dessus, le Conseil d'Etat prête serment dans un temple, l'Université accueille une faculté de théologie et l'hymne genevois est un cantique...  les églises font partie de notre patrimoine architectural, la musique religieuse de notre patrimoine artistique, les textes religieux de notre patrimoine littéraire. Mais cette imprégnation chrétienne n'est ni exclusive, ni fondatrice. Elle n'est pas exclusive puisque depuis quelques siècles, il y a un apport incontestable, sinon de l'islam, du moins de la civilisation "arabo-musulmane" à la "civilisation occidentale". Et elle n'est pas fondatrice, puisque sous le soubassement chrétien, il y a les fondations païennes (grecques, latines, germaniques, celtiques).

Ce n'est pas parce qu'on chante une prière qu'on croit à ce qu'on chante. Ce n'est pas parce qu'on s'émeut en entendant un requiem qu'on participe de la religion dont il est un rituel. Ce n'est pas parce que la beauté d'un tableau reprenant un mythe biblique nous renverse qu'on ajoute foi à ce mythe. On peut être à la fois croyant et défenseur de la laïcité, comme on peut être religieusement athée. La religion n'est pas au-dessus, au-dessous ou à côté de la culture : elle est dedans, comme un fait de culture. Comme la philosophie. Rien de plus, rien de moins. Elle ne mérite donc aucun honneur ni aucun privilège. Mais un peu de mémoire, tout de même : Dieu est utile aux massacres et aux oppressions. Ni l'islam. ni le christianisme, ni le judaïsme, ni même d'ailleurs l'athéisme, n'ont préservé ni ne préservent encore d'une forme ou une autre de fascisme, de nazisme, de franquisme, de jabotinskisme, de stalinisme... fascisme, franquisme et salazarisme sont nés en terres catholiques, le nazisme en terres catholiques et protestantes, l'extrême-droite israélienne n'est pas moins juive que la gauche pacifiste israélienne et les Khmers rouges ont sévi en pays bouddhiste...


* Du rapport d'un groupe de travail sur la laïcité, le Conseil d'Etat a tiré un projet de "loi sur les communautés religieuses et la laïcité". Cette formulation, déjà, est contestable : une République laïque n'a tout simplement pas à légiférer sur les "communautés religieuses". Il s'agit, explique le Conseil d'Etat, de produire une loi  qui permette de garantir "à la fois la liberté de croyance de chacun et la paix confessionnelle au sein de la collectivité" : autre formulation contestable, puisque d'une part ce ne sont pas les "croyances" qui sont en cause mais leur expression publique (comment vérifier les "croyances", intérieures à l'individu par définition ? on ne peut vérifier, et donc réglementer, que leur expression), et que d'autre part il ne s'agit pas, dans le principe constitutionnel, de la "paix confessionnelle" mais de la laïcité...

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Au passage, on rappellera que si le voile est supposé signaler une adhésion religieuse, les mêmes qui l'imposent font pour les hommes de la barbe le même genre de signe : va-t-on du même mouvement que celui qui proscrit le voile nous interdire nos pilosités mentonnières au prétexte que les islamistes l'arborent ? Qu'on nous pardonne cette bouffonnerie : elle prend même des apparences de sérieux comparée aux âneries udécistes et èmecégistes qu'on se préparait à entendre (et auxquelles on se préparait à répondre) dans notre modeste parlement municipal, avant que le débat soit stupidement empêché par une interruption de séance parfaitement inutilem décidés par une présidence totalement dépassée.

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