Ne plus penser à l'avenir, oublier le passé, ne plus avoir à l'esprit que le présent ?


L'ordre de ne plus penser qu'à rien

On  ne le connait pas personnellement, Frédéric Pajak. On le reprend, de son "Manifeste Incertain"*, sans lui demander son autorisation. Parce qu'on a aimé ce livre. Parce qu'en nous racontant Ezra Pound et Walter Benjamin, il nous dit d'où nous venons : "Nous sommes les héritiers malgré nous des idéologies du XXe siècle. Nous ressemblons à leurs pensionnaires hébétés, croupissant dans le déni de leurs illusions encore tièdes. Nous ne voulons rien accepter de ces croyances périmées, car nous savons assez le fléau qu'elles ont été, toutes sans exception -nationalistes, communistes, fascistes"... Nous disant d'où nous venons, Pajak nous dit où nous sommes, et quand il écrit de l'idéologie moderne qu'elle "omet sciemment le passé pour mieux se vautrer dans le présent", alors que les idéologies du XXe siècle "se sont acharnées à oublier le présent pour s'oublier dans l'avenir", il écrit d'une impasse, celle dans laquelle nous végétons. Ne plus penser à l'avenir, oublier le passé, ce à quoi l'"idéologie moderne" nous enjoint, c'est de ne plus avoir à l'esprit que le présent. Or il n'y a pas de présent. ll n'y a que le passé et l'avenir. Le présent n'est rien que le moment imperceptible où ce qui était de l'avenir devient, sans délai, du passé. Ne plus penser qu'au présent, c'est ne plus penser qu'à rien. C'est cela qu'on attend de nous ? C'est cela qu'il nous faut refuser.

*(Frédéric Pajak, Manifeste Incertain, Noir et Blanc, Lausanne, 2014)


"Rien de ce qui eut jamais lieu n'est perdu pour l'Histoire"

"Nous sommes les héritiers malgré nous des idéologies du XXe siècle. Nous ressemblons à leurs pensionnaires hébétés, croupissant dans le déni de leurs illusions encore tièdes. Nous ne voulons rien accepter de ces croyances périmées, car nous savons assez le fléau qu'elles ont été, toutes sans exception -nationalistes, communistes, fascistes.
De ce monceau de dogmes évanouis subsiste néanmoins une idéologie moderne. Sans se prévaloir des idéologies passées, elle en porte les traces, certaines manies, des habitudes ou des stratagèmes. Mais cette idéologie moderne se défend d'être une idéologie. Elle s'efforce de paraître débarrassée de tout ce qui constituait une idéologie, et elle sait faire illusion. A force de masques et de dénégations, elle parvient à faire douter de son existence. Nous pourrons l'arracher à son ombre pour la faire passer aux aveux; elle ne se déroberait pas. Même si elle disait haut et fort de quoi elle est faite, de quelles pensées inavouables, de quelle ambition, de quelle soif d'hégémonie, nous ne serions pas plus avancés. Car si cette idéologie ne se montre pas, c'est qu'elle n'en a pas besoin. Contrairement au christianisme, au communisme ou au fascisme, elle se dispense des pompes et de la terreur. Elle ne nous force ni à prier ni à nous taire. C'est qu'elle s'est insinuée partout, jusque dans les petites choses. Elle s'exprime par bribes, et dans le murmure. Elle ne paraît jamais d'un bloc, d'un visage. On ne l'identifie pas, ou mal. Elle tergiverse, finasse, se pare de la plus grande confusion possible. C'est dans le brouhaha qu'elle se sent chez elle.
Imperceptiblement, insidieusement, elle s'est mise dans notre langage, dans nos coutumes, dans nos jugements et dans notre façon d'appréhender la réalité, à commencer par l'Histoire. Or c'est précisément de cette Histoire, de ce mouvement entre passé, présent et avenir, que veut nous priver l'idéologie moderne.  Elle omet sciemment le passé pour mieux se vautrer dans le présent, un présent qui doit coûte que coûte faire oublier l'avenir. L'avenir, n'oublions pas que les idéologies du XXe siècle se sont acharnées à oublier le présent pour s'oublier dans la promesse d'un avenir, forcément meilleur, forcément radieux.

Aujourd'hui, l'avenir est avant tout une menace, un monde mauvais et périlleux qu'il faut ôter de notre esprit. Pour cela, il suffit de provoquer son oubli. Et, dès lors que l'avenir est oublié, on peut oublier le passé.
Mais on ne saurait faire disparaître complètement le passé. Il doit donc apparaître tel que le présent puisse le supporter : un passé éloigné, flou, fait de perruques royales, de victoires navales, de conquêtes triomphales. Il ne doit en rester que des dates magistrales, des batailles héroïques et des splendeurs muséifiées. C'est par ce travestissement du passé et ce rejet de l'avenir que l'idéologie moderne se constitue et agit comme une idéologie. Elle procède avec une violence tout en raffinement, sans jamais avouer sa besogne qui consiste à abolir systématiquement le mouvement de l'Histoire. C'est une technique d'aveuglement, une technique qui a fait ses preuves. C'est désormais en aveugles que nous appréhendons le monde. Nous sommes dans une étrange nuit, une nuit qui ne commence pas et ne finit pas, puisqu'elle n'a ni passé ni avenir. Et dans cette nuit, nous sommes comme suspendus dans le présent. Mieux : nous nous y réfugions, comme dans un cocon.

Mais dans ce temps suspendu, dans ce présent glacé, une infime lueur vient brouiller la nuit bien ordonnée. Lueur faite d'incertitude, de contradiction, de paradoxe. Elle n'appelle pas à un espoir béat du lendemain, et pour autant elle ne s'oppose pas au lendemain : le lendemain tient toujours sa promesse d'incertitude. L'avenir, on ne peut que le rêver, et le rêver conduit à mieux rêver le passé, un passé qu'il ne s'agit pas pour autant de magnifier. Il faut le craindre, et le critiquer sans ménagement. Il faut le convoquer sans répit. Et c'est paradoxalement par les tragédies du passé, par ses heures sombres, que le présent s'éclaire.

Benjamin l'a remarqué : "Rien de ce qui eut jamais lieu n'est perdu pour l'Histoire". Mais l'Histoire ne consiste pas en une succession d'événements. Il ne s'agit pas de savoir comment les choses se sont passées. Il s'agit de réveiller les morts, tous les morts, sans exception. Il faut entendre la voix de ce qu'on a fait taire, la voix des misérables, des anonymes, des exclus de l'Histoire officielle. Seules ces voix retrouvées donneront une réalité au présent. Elles en sont le garant invisible et muet.

La voix des maîtres et des vainqueurs meurt dans le silence des vaincus. L'Histoire officielle qui est la leur, cette Histoire de la "putain il était une fois" -dit Benjamin- est une Histoire sans habitants, une Histoire des absents. Il y manque le corps, la chair, la substance."

Frédéric Pajak, Manifeste Incertain, Noir et Blanc, Lausanne, 2014

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