Alors quoi, encore une journée des femmes ?


Vingt ans après...

Il y a trente-cinq ans (à quelques jours près), le 14 juin 1981, la Constitution fédérale accueillait avec l'onction populaire l'expression du principe d'égalité entre femmes et hommes. Il y a vingt-cinq ans (à quelques jours près), le 14 juin 1991, 500'000 femmes se mettaient en grève ("les femmes bras croisés, le pays  perd pied") et manifestaient dans la rue contre la mauvaise volonté du législateur, rechignant à traduire en actes concrets le beau principe voté dix ans plus tôt. Il y a vingt ans (à quelques jours près), en 1996, une loi sur l'égalité était adoptée. Ce sont les vingt ans de cette loi qu'on a célébré en Suisse il y a cinq jours, 14 juin. Les vingt ans de la loi, pas les vingt ans de l'égalité. Parce que de la célébration d'un texte au constat de sa traduction dans la réalité, il y a encore toute la distance des luttes à mener. Sur tous les fronts, dans tous les domaines. Alors quoi, encore une journée des femmes ? Non, aujourd'hui, c'est une journée des luttes des femmes. Et ce n'est pas vraiment, et même pas du tout, la même chose.


Non "la femme" en soi, mais les femmes réelles, vivantes

Dans ce pays comme ailleurs, le combat des femmes pour leurs droits et pour l'égalité de leurs droits avec ceux des hommes fut une longue marche : ni le droit de vote, ni le droit à l'avortement, ni l'assurance-maternité ne furent octroyés -ce furent des conquêtes. Des réformes, certes, mais qui, additionnées les unes aux autres, font une révolution. Qui, comme toute révolution digne de ce terme, n'a pas de terme : la lutte est continue. Et même lorsque les revendications semblent parcellaires, limitées, elles s'insèrent dans un mouvement qui a changé, et change encore, de fond en comble, la société. Ainsi, le féminisme a-t-il été, et peut-il rester, un projet révolutionnaire, quand il ne se résorbe pas dans la seule exigence d'ascension sociale des femmes (ou plutôt : de femmes), de places à prendre par des femmes dans des institutions, des structures, des lieux de pouvoir, à peu près tous hérités des temps heureux du patriarcat content de lui-même : m ais on ne voit pas pourquoi une patronne serait par nature plus solidaire et moins exploiteuse d'une travailleuse qu'un patron d'un travailleur.

Le féminisme, même lorsqu'il se traduit par des revendications réformistes,  est révolutionnaire en ce qu'il rompt radicalement avec le concept même d'un "rôle naturel" des femmes, sur quoi repose depuis des millénaires le patriarcat, sous sa forme archaïque comme sous sa forme moderne. La liberté de la contraception, la  décriminalisation de l'avortement ne furent-elle pas (et ne sont-elle pas encore, là où elles restent des revendications ?) fauteuses d'un changement social radical ? Et la lutte, aujourd'hui, contre les violences sexistes, la dénonciation des excuses à ces violences, le revendication du droit des femmes se choisir leur apparence, sont-elles anecdotiques ? Si tel était le cas, pourquoi susciteraient-elles encore tant de hargne, qu'elles soient portées par la "Slutwalk" ou par une musulmane en foulard ?

Le fameux "on ne naît pas femme, on le devient" de Simone de Beauvoir ("on  ne naît pas homme, on le devient", étant tout aussi pertinent) le suggérait déjà clairement : les rôles sociaux, les identités individuelles et collectives liées au genre (au sexe), les représentations symboliques des femmes et des hommes ne sont pas innés, mais acquis, et construits. Le rôle socialement construit, "traditionnel",  des femmes a d'ailleurs retrouvé une forte utilité à la faveur des politiques de restriction des budgets sociaux : quand le travail domestique gratuit, la prise en charge des personnes dépendantes (enfants, malades, handicapés, personnes âgées), la solidarité familiale, se substituent aux services publics défaillants, ce sont en majorité les femmes qui s'en chargent. Ce sont aussi en majorité des femmes (et des migrantes) qui assument les services domestiques salariés privés à la personne. Ce sont enfin généralement des femmes qui suppléent au travail à domicile que n'assument plus les femmes qui "font carrière"...

Or ce qui est construit peut être déconstruit : les rôles sociaux respectifs des femmes et des hommes, qui nous viennent de si loin, peuvent donc être déconstruits, de telle manière que la femme ne soit pas "l'avenir de l'homme" (avec ou sans "H" majuscule), comme le chantaient platement Ferrat et Aragon, mais qu'elle soit d'abord son avenir à elle -non l'avenir de "la femme" en soi, mais celui des femmes réelles, des femmes vivantes, des femmes telles qu'elles sont et non telles que leurs pères, leurs frères, les maris, leurs amants, leurs curés, leurs rabbins, leurs imams ou leurs commissaires politiques veulent qu'elles soient. Il s'agit, avec le féminisme, d'autodétermination des femmes par elles-mêmes, non de détermination de leurs droits et de leur liberté par quelque pouvoir existant -social, politique ou religieux.

"- Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'es égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir"
(Arthur Rimbaud)

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