Un vieux débat continue à gauche : laïc et nunc


"La gauche genevoise se déchire sur la laïcité", titre carrément en Une la "Tribune de Genève" du 23 mai (jour de l'angélique dans le seul calendrier laïque que nous ayons sous la main, avec le calendrier pataphysique). Et la "Julie" de tartiner ensuite en pleine page Trois sur cette gauche genevoise "empêtrée dans la laïcité". Pas empêtrée dans un voile ou une grillade de porc, non: dans la laïcité... Nous voilà frais, camarades : déchirés, empêtrés... dans un débat dont l'éditorialiste du quotidien nous assure que "la gauche se serait bien passée". Alors qu'elle le mène depuis deux siècles et demi, d'abord face à "l'infâme" du temps où c'était le libéralisme voltairien qui était de gauche.  Ce débat, après tout, c'est celui qui déjà opposait, au sein de ce qui était "la gauche" de l'époque, Voltaire et Rousseau, Guesde et Jaurès, Bakounine et Marx... A Genève, le parlement doit se prononcer sur  trois  projets de loi contradictoires devant concrétiser le prédicat constitutionnel, contradictoire lui aussi, de la "laïcité de l'Etat", le PS va tenir une assemblée générale sur le thème de la laïcité, les Verts travaillent aussi à préciser leur position, et le DAL, La Gauche (deux composantes d'"Ensemble à Gauche"...) et le Réseau laïque organisaient une (demie)- Journée de la Laïcité,... Le vieux débat ne reprend pas, il se poursuit.

"Tantum religio potuit suadere malorum" (Lucrèce)

C'est un vieux débat, que celui qui sur la religion et la laïcité traverse la gauche, depuis qu'elle existe, sous quelque forme qu'elle existât. On nous explique (parce qu'il faut nous l'expliquer ? Faut croire...) que ce débat oppose aujourd'hui les tenants d'une "laïcité ouverte" à ceux d'une "laïcité rigoureuse". Et ce serait nouveau ? hors les qualificatifs qui sentent bon la réduction médiatique d'un débat à la fois politique et philosophique, ce débat opposait pourtant déjà Jaurès et Guesde, et avant eux Robespierre et Babeuf, et encore avant eux Rousseau et Voltaire... Un vrai débat de fond, qui encore aujourd'hui vaut mieux, et bien plus, que les simulacres à quoi il se réduit autour du port d'un foulard par une employée municipale, ou de la présence ou de l'absence de cochonnaille  au menu des cantines scolaires. Un débat clarificateur, aussi, à Genève comme ailleurs. Parce qu'il y a bien de l'hypocrisie à considérer comme "laïque" une république qui déroule des rites politiques dans un temple et prélève pour trois églises "reconnues" une dîme baptisée "contribution ecclésiastique". Et qu'à cette hypocrisie s'ajoute bien de l'incohérence, entre le dire et le faire, mais aussi entre le dire et le dire (un article de la constitution genevoise, par exemple, qui proclame la laïcité de l'Etat pour ensuite assigner à cet Etat laïc la tâche d'entretenir des "relations avec les communautés religieuses", ce qui dans le meilleur des cas ne veut rien dire, et dans le pire des cas dit le contraire de la laïcité proclamée trois lignes plus haut)...

On parle (on écrit) ici de laïcité. Pas de laïcité positive, de laïcité ouverte, de laïcité intelligente, ou indifférente, ou inclusive, ou fermée, ou on ne sait quoi d'autre. De laïcité : un concept qui se suffit à lui-même sans avoir besoin d'être qualifié. Mais qui pourtant mérite d'être défini, tout en sachant qu'il n'en est pas une définition incontestable et incontestée. Pas plus que la démocratie, dont elle est à la fois condition et conquête, la laïcité n'a de définition unique. Et c'est précisément pour cela qu'elle est en débat -les définitions uniques ne valent (et encore) que pour les sciences exactes -or on n'y est pas- ou pour les religions -or on ne veut pas y être.

L'UFAL (L'Union française des familles laïques) définit la laïcité comme "un principe d’organisation politique qui repose sur la séparation de l’État et des Églises, la liberté de conscience étant le but, la séparation le moyen. (...) Liberté d’expression, liberté de « blasphème », émancipation par l’instruction, liberté de mourir dans la dignité, liberté sexuelle : autant de libertés que la laïcité rend effectives". Reste que par une telle définition, on ne fait toujours référence qu'aux Eglises (c'est-à-dire à des institutions), dans la grande tradition du combat laïque dans les pays chrétiens, et qu'on ne dit toujours rien de l'attitude à adopter à l'égard des religions sans églises, dont les intégristes de l'une, au moins, font aujourd'hui peser les plus lourdes des menaces sur les libertés individuelles et collectives.

Quand on parle de laïcité, on ne parle pas seulement de l'étape historique que fut séparation des églises et de l'Etat -une séparation d'ailleurs bien hésitante, puisque même dans la France, ou la République de Genève, officiellement "laïques", l'Etat est si peu séparé des églises qu'il entretient avec elles des relations constantes. On parle ici de la laïcité  comme d'un projet politique, mais qui concerne l'Etat et ses appareils, pas les individus. Ce projet consiste en ce que l'Etat, en tant que tel, n'entretient aucune relation spécifique avec aucune communauté ou organisation religieuse, ni même, à supposer que cela soit possible, avec toutes. Ce n'est même pas que l'Etat devrait être "neutre en matière de religion" : c'est que l'Etat doit être irréligieux, s'il veut être laïque. Sans quoi il est confessionnel, oécuménique, interreligieux, tout ce que vous voudrez, mais certainement pas laïque.

C'est à  l'Etat, à  ses appareils, à ses collectivités locales et régionales, aux espaces qu'il met à  disposition de tous, d'être irréligieux, pas à  la société, et moins encore aux individus. Irréligieux ne signifie pas athée, ni antireligieux, mais indifférent à la religion -ou plutôt, à la prétention de la religion d'être autre chose que ce qu'elle est :  un fait de culture. Comme toutes les philosophies, et toutes les idéologies. Rien de plus, rien de moins. L'adjuvant divin à une philosophie n'en fait pas autre chose qu'une philosophie égale en statut à celles qui se passent de cet adjuvant. N'étant pas autre chose que des philosophies, les religions n'ont pas à être traitées autrement que les autres philosophies. Ni à être privilégiées, ni à être discriminées. Un signe religieux n'est rien d'autre qu'un signe culturel, un rite religieux rien d'autre qu'un rite culturel. Du point de vue de la laïcité, le cultuel est du culturel. Et ne mérite donc ni l'honneur d'être sacralisé, ni l'indignité d'être proscrit. Du coup, qu'un agent ou une agente de l'Etat ou de la commune affiche une conviction religieuse ne devrait pas poser, a priori, plus de problème que l'ostentation d'une autre conviction culturelle -ou politique, dans un système où les fonctionnaires sont éligibles dans les parlements communaux et cantonal, et donc reconnaissables, y compris dans l'exercice de leur profession, sur leur lieu de travail, en tant que porteurs d'un choix partisan.
La "neutralité politique" des dépositaires de l'autorité de l'Etat ou de la commune (autrement dit : d'une autorité politiquement déterminée) est illusoire. Et si leur "neutralité religieuse" pourrait, elle, se concevoir, au moins théoriquement, c'est uniquement en tant que la visibilité vestimentaire d'une conviction religieuse entraverait l'accomplissement de la tâche publique confiée à un-e fonctionnaire. C'est le cas à l'école, par sa fonction même, et parce qu'on y a affaire à des enfants, ce qui justifie la prohibition des signes religieux pour les enseignants. Mais serait-ce le cas à la voirie, dans un musée ou aux ateliers du Grand Théâtre ?

A la fois cause et conséquence de libertés fondamentales, la laïcité n'est rien d'autre que le moyen d'assurer la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de croire en ce que l'on veut et la liberté de ne pas croire en ce que croient les autres. Le droit à l'apostasie, parce qu'il est consubstantiel à la liberté de conscience, et le droit au blasphème, parce qu'il est consubstantiel à la liberté d'expression. Ces libertés, seule la laïcité peut les assurer, mais elle ne peut les assurer qu'en respectant un principe absolu d'égalité entre les croyances, et de non-intervention rigoureuse de l'Etat dans la gestion d'un culte ou d'une organisation religieuse en tant que telle.
L'Etat irréligieux ne se mêle pas de religion, et n'accepte pas que quelques fidèles que ce soit de quelque religion que ce soit se mêlent de ses affaires. Il ne s'autorise pas à dire quelles sont les bonnes religions et quelles sont les mauvaises, quels sont les vrais fidèles respectables et quels sont les hérétiques ou les erratiques à bastonner. On ne peut d'ailleurs concevoir la laïcité autrement dans une ville comme Genève, dont le paysage religieux est "pixelisé" en 400 églises, groupes, communautés, associations de toutes les religions possibles et imaginables (voire même inimaginables), se réunissant dans 270 lieux de culte. En privilégier quelques unes, ce serait discriminer toutes les autres. Intervenir dans la gestion de certaines serait les discriminer par rapport aux autres.  Autant dès lors les considérer toutes à  égalité, ce qui implique, précisément, une indifférence rigoureuse à  leurs différences. Et un refus des concepts différentialistes et communautaristes du genre "musulmans de Genève" qui ne disent rien de ce qu'ils désignent, mais beaucoup des intentions politiques de ceux qui les utilisent. Comme disent beaucoup de leurs intentions politiques les trépignements de la droite et de l'extrême-droite locale à la vue d'un  foulard sur la tête d'une surveillante de musée, ou le renoncement d'une cuisine scolaire à servir trois menus (dont un porcin).
Amen 

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