Trahis après avoir été utilisés : Les Kurdes dans l'étau


Sur le front des combats contre l'"Etat islamique", en Irak et en Syrie, sur le terrain et non dans les airs, les meilleurs combattants sont depuis deux ans les Kurdes. Des combattants qui sont souvent des combattantes. Ils étaient les premiers alliés des Etats-Unis contre Daech. Ils ne le sont plus : les USA ont passé alliance avec la Russie pour sauver le régime de Bachar El Assad, et la Turquie a passé alliance avec la Russie pour que celle-ci la laisse régler à sa manière, toujours la même, la "question kurde". Entre Obama, Poutine et Erdogan, un accord s'est fait sur le dos des Kurdes. Et dans le dos de leurs combattants et de leurs combattantes. Et les voilà, les Kurdes, une fois de plus trahis après avoir été instrumentalisés. On s'allie pour un temps avec eux contre un ennemi commun, puis on les abandonne : vieille histoire : En 1920, lors du partage de l'Empire Ottoman, on leur avait promis une région autonome réunissant ceux de Syrie, d'Irak, d'Iran et de Turquie. Trois ans plus tard, à Lausanne, on pactisait avec la Turquie d'Atatürk. Et on trahissait la promesse fait aux Kurdes. Ils sont aujourd'hui 30 millions, toujours entre Irak, Iran, Syrie et Turquie : cela fait d'eux sans doute le plus nombreux des peuples sans Etat. Un peuple trahi après avoir été utilisé comme chair à canon.

« être captif, là n'est pas la question, la question est de ne pas se rendre » (Nazim Hikmet).


Les Kurdes, désomais se battent sur deux fronts : en Syrie et en Irak face à Daech, dont ils sont les adversaires les plus efficaces sur le terrain, et en Turquie et en Syrie face à la Turquie d'Erdogan, qui mène contre eux une offensive à prétexte "antiterroriste" mais à fort relents d'épuration éthnique. Depuis deux ans, en repoussant les fous de Dieu islamistes, les Kurdes ont pris le contrôle d'une partie du territoire syrien, et pouvaient espérer constituer une région autonome kurde (pas même encore un Etat) le long de la frontière turque, adossée au Kurdistan de Turquie. C'est la grande peur du régime d'Ankara -qui avait facilité le passage des armes et des djihadistes étrangers au profit de Daech, mais qui voyait cet allié inavoué et inavouable se faire étriller par les forces kurdes du PYD, liée au Parti démocratique du Kurdistan de Turquie, le PKK, bête noire du pouvoir turc, en guerre avec lui depuis trente ans. Le 24 août, l'armée turque est entrée en Syrie, avec l'appui des USA (la Russie laissé faire), oublieux de ceux dont ils saluaient pourtant il y a peu l'héroïsme au combat contre Daech. Car ce n'est pas pour combattre Daech que les Turcs sont entrés en Syrie, c'est pour combattre les Kurdes qui combattent Daech. L'alliance inavouée et inavouable se refait sur le terrain. Les Kurdes se font tuer contre Daech ? Peu importe : "Plutôt Hitler que le Front Populaire", clamait-on dans l'extrême-droite française, plutôt Daech que le PKK ou le PYD, psalmodie-t-on du côté du Sultan d'Ankara, revigoré par le succès de son  propre coup d'Etat (et des purges massives opérées dans tout l'appareil d'Etat ensuite) après le coup d'Etat raté de ses adversaires au sein de l'armée.

Le centre de la plus grande ville Kurde de Turquie, Diyarbakir, a été littéralement assiégé pendant trois mois l'hiver dernier. Assiégé par qui ? Daech ? Non : l'armée turque. Le coeur historique de la ville a été dévasté, le couvre-feu imposé, des milliers de soldats, de policiers, de gendarmes, se sont lancés à l'assaut de quelques dizaines de combattants du PKK retranchés dans les ruelles. La sale guerre des années '90 a été repris, avec ses exactions, ses victimes civiles, ses réfugiés intérieurs (500'000 personnes ont fui les zones ratissées par l'armée dans sept provinces), ses spoliations pour modifier le peuplement des régions où est implanté le PKK. Comme un remake des confiscations d'il y a un siècle, contre les Arméniens, après le génocide. A Sirnak, Nusaybin, Cizre, c'est un blocus qui a été imposé. L'eau et l'électricité ont été coupées. Des centaines de civils ont été tués. Des centaines de cadres du Parti du peuple et de la démocratie (HDP, soutenu par six millions d'électeurs) ont été arrêtés, des maires du HDP destitués, l'immunité parlementaire de plus du quart des députés HDP menacée d'être levée, sur demande du Sultan Erdogan, et les 1128 signataires d'une pétition d'universitaires demandant la reprise des pourparlers de paix avec le PKK et l'arrêt des exactions contre la population civile, ont été voués à la vindicte, parfois poursuivis et limogés.

Les Kurdes de Turquie, de Syrie, d'Irak combattent en première ligne l'ennemi islamiste. Et la Turquie en profite pour tenter de les liquider. En leur tirant dans le dos. Dans le silence, ou l'approbation honteuse, de ses alliés occidentaux et, désormais aussi, de la Russie. Et dans le silence de l'Europe, qui a trop besoin de la Turquie (comme naguère de la Libye de Kadhafi) pour qu'elle stocke chez elle les migrants dont elle, l'Europe démocratique, civilisée, développée, semble avoir plus peur encore que des terroristes de Daech.

Que ceux qui trouvent une morale défendable à cette triste histoire se la gardent. Cela s'appelle la Raison d'Etat. Et c'est à vomir.

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