La gauche en Europe : D'où viens-je, où cours-je ?


Excellent documentaire français, sur la deuxième chaîne télé romande, dimanche soir : une histoire de l'anarchisme. Toujours bon à prendre, un travail de mémoire, surtout quand il porte sur l'un des courants fondateurs du socialisme, que les autres courants non moins, mais pas plus, fondateurs n'ont eu de cesse de faire oublier. On a donc vu passer les incontournables (Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta), les maudits (Ravachol, Bonnot), les héroïques (Durutti, Makhno), de grandes figures révolutionnaires au féminin (Louise Michel, Emma Goldman), et tous et toutes les autres. Et surtout, un formidable mouvement à la fois politique et social. Dont il semblait pourtant qu'il ne subsistait plus grand chose, sinon quelques nostalgies et quelques irréductibles. Mais de le voir passer sans qu'il ait trépassé, increvable, ça fait du bien. Surtout en un moment où, réfugié ou non dans des organisations (et même des partis) traditionnels de gauche, on contemple avec consternation l'état de la gauche en Europe... Avec consternation, mais sans renoncement : ce qui qui défaille peut être ranimé. Et de savoir d'où l'on vient aide à savoir où l'on est, et à décider où on veut aller.

"Ils ont renoncé à faire ce pourquoi ils ont été élus. Ils ont tué les idées, le travail et la pensée. Ils ont tué la politique. Ils ont tué la gauche" (Pierre Jacquemin, "Ils ont tué la gauche")

"La gauche", en Europe, c'est qui, c'est quoi ? Et ça vient d'où ? C'est beaucoup de monde, beaucoup de projets, et ça vient de loin : ça vient du temps des révolutions démocratiques. De celles des années quarante du XIXe siècle. De la rupture entre, d'abord, le libéralisme et le radicalisme démocratique, ensuite entre le radicalisme démocratique et le socialisme. "La gauche", ce n'est pas un projet qui serait commun à toutes ses composantes, encore moins une idéologie qu'elles partageraient. C'est une position dans le champ politique : la position de celles et ceux qui veulent poursuivre la tâche entamée par les révolutions, contre ceux qui considèrent que cette tâche est terminée par la constitution des Etats démocratiques, la conquête du suffrage universel (masculin), l'institution de parlements élus, le respect de la liberté d'association, de la liberté de la presse et de la liberté d'expression. Bref, "la gauche", c'est une volonté de concrétiser la totalité de la promesse révolutionnaire, de conjuguer la liberté et l'égalité, d'étendre la démocratie au-delà des limites de l'institution politique, jusqu'à l'économie. C'est donc une volonté de changement, qu'il se fasse par la réforme ou la révolution, que son instrument soit le parti politique, le syndicat ou le mouvement social.
Une telle volonté suppose une fidélité, une sincérité et une cohérence. Une fidélité aux choix fondamentaux, une sincérité dans le discours que l'on tient, une cohérence entre le discours et la pratique. En quelques moments historiques, ces présupposés sont été respectés : par  exemple lors de la Commune de Paris, dans les premiers mois de la révolution russe ou lors de la conjonction de la révolution et de la résistance au fascisme dans l'Espagne libertaire. Moments historiques, défaites héroïques.

Et puis, on en est arrivé là où nous en sommes aujourd'hui. A cet amer constat que, pour la gauche française, fait Pierre Jacquemin : "Ils ont renoncé à faire ce pourquoi ils ont été élus. Ils ont tué les idées, le travail et la pensée. Ils ont tué la politique. Ils ont tué la gauche". Et ça ne vaut pas que pour la France : en Espagne, la droite du PSOE, cornaquée par l'ancien Premier ministre Felipe Gonzalez, a réussi à pousser le secrétaire général du parti, Pedro Sanchez, à la démission, coupable d'un refus d'alliance avec le Parti Populaire (de droite) au pouvoir, et pour avoir envisagé une alliance avec la coalition de la "gauche de la gauche", Podemos.  (en Grande-Bretagne, en revanche, la droite du parti a échoué à déloger Jeremy Corbyn de la tête du parti travaillistes : les membres du Labour ont massivement voté pour qu'il y reste). En France, c'est la débandade générale ("c'est désespérant. C'en est même fascinant. L'éclatement est abyssal", résume Dany Cohn-Bendit), avec pour conséquence paradoxale qu'il se trouvera bientôt plus de candidates et de candidates de gauche à la présidentielle (ou du moins à la candidature...) qu'il ne restera d'électrices et d'électeurs pour les soutenir, au point que pour empêcher un deuxième tour offrant à choisir entre Sarkozy et Le Pen, le seul candidat à la présidentielle autour duquel la gauche envisage de se rassembler s'appelle... Alain Juppé... Le Parti communiste a lancé une pétition intitulée "2017, vivement la gauche" qui appelle « tous les candidats de la gauche d’alternative à la politique du gouvernement à se rassembler pour construire une nouvelle majorité politique à gauche autour d’un ou d’une seule d’entre eux à l’élection présidentielle »... Vivement la gauche, oui, mais laquelle ?  il y a toujours une "gauche de la gauche", ou une "gauche radicale", comme elle se définit elle-même -quoiqu'elle ne ressemble plus guère à ce qu'elle fut aux grandes heures du mouvement anarchiste. Une "gauche radicale" qui a la "lourde responsabilité de penser des conceptions du monde porteuses d'espérance, aptes à battre en brèches les nouvelles formes de fanatisme", écrit Jean-Marie Meilland. Car ces "nouvelles formes de fanatisme", s'ajoutant aux anciennes (les tribales, les racistes), et à la tentation constante du repli national, sont, à leur manière, porteuse de quelque chose qui remplace les espérances défuntes de la gauche ancienne -même si on conviendra aisément qu'il n'y a ni idéologiquement, ni programmatiquement, rien de commun entre le projet socialiste libertaire d'abolition de l'Etat, du salariat et de la propriété privée et le projet djihadiste de se faire exploser devant une école en massacrant un maximum d'écolières au nom de la restauration du califat (et dans l'attente de pouvoir au paradis se faire 71 vierges restant toujours vierges même après qu'on en ait fait consommation -l'imbécilité d'une espérance n'empêchant pas qu'elle soit agissante).

Nuançons toutefois notre pessimisme : certes, Jeremy Corbyn ne sera sans doute jamais Premier ministre de Grande-Bretagne, et Bernie Sanders ne sera pas président des Etats-Unis, mais l'un et l'autre ont redonné à la gauche de leur pays des couleurs qu'elle avait perdues. Et c'est un double paradoxe : d'abord, parce que ce sont de vieux militants, et des élus de longue date, qui balancent ce coup de jeune à une gauche que des "jeunes" aux dents plus longues que les convictions avaient réduite à plus grand chose. Ensuite, parce que Sanders et Corbyn défendent un programme, des projets, des convictions typiquement et profondément social-démocrates. Mais au vrai sens politique du qualificatif -et au sein de ce à quoi la social-démocratie s'était réduite, la renaissance d'un projet social-démocrate digne de ce nom (la plupart des formations de la "gauche de la gauche" n'en défendant d'ailleurs pas un autre) tient du virage à gauche. Ou du retour aux sources d'un mouvement social qui naît toujours hors des institutions établies, voire contre elles.
Si elle ne réduit pas à une résistance aux changements régressifs mis en oeuvre par la droite, "la gauche", héritière de ce mouvement initial, doit se rendre elle-même capable d'avancer sur ses deux jambes : celle campée dans les institutions politiques (les gouvernements, les parlements) et celle qui doit camper hors de ces institutions, dans un mouvement social sans lequel aucun changement réel n'est possible. Car pour un tel changement, nous avons besoin, sauf à projeter un changement révolutionnaire par le moyen d'un putsch, de trois majorités, s'appuyant les unes sur les autres : une majorité gouvernementale s'appuyant sur une majorité parlementaire, elle-même s'appuyant sur une majorité populaire que ni les socialistes seuls, ni les Verts seuls, ni la "gauche de la gauche" seule ne peuvent l'obtenir -d'où l'exigence des alliances. Et d'où aussi, l'exigence d'une "hégémonie culturelle", nécessaire pour que les idées et les projets politiques qui en sont l'expression (une expression parmi d'autres) puissent espérer s'imposer.
Or aujourd'hui, et depuis une génération, ce sont les idées et les projets politiques de droite, voire parfois d'extrême-droite, qui sont hégémoniques culturellement. Dans ces conditions, lorsque la gauche arrive au pouvoir politique, ou arrive à y prendre part, elle n'a guère que le choix de faire le contraire de ce pourquoi elle est constituée, ou de faire le contraire de ce qu'attendent d'elle les institutions dans lesquelles elle siège... Vaut-il mieux une gauche qui échoue à réaliser un programme de gauche ou une gauche qui réussit à réaliser le programme de la droite ? La réponse à cette question idiote et à cette alternative désespérante devrait tenir de l'évidence : nous avons à transformer notre capacité de résistance en une capacité de changement -mais d'un changement qui soit celui pour lequel le socialisme, de théorie politique mêlée de rêverie utopiste, s'est transformé en un mouvement politique international.
Il y a une morale dans notre histoire, et elle tient en deux préceptes, l'un de Bertold Brecht, l'autre d'Etienne la Boètie : les seules batailles qu'on est sûr de perdre sont celles qu'on renonce à livrer, et la plus durable des servitudes est la servitude volontaire.

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