L'Appel de Genève, ou le renouveau du droit international humanitaire

Sortir des tranchées battues

La plupart des conflits armés d'aujourd'hui impliquent des groupes armés autres que les forces militaires ou policières des Etats : ces "groupes armés non-étatiques" (dont certains sont toutefois liés à des Etats ou à des gouvernements, ou à des forces politiques gouvernementales, qui ne reconnaissent pas ce lien). Or ces acteurs non étatiques ne sont parties d'aucun traité international : le droit international, y compris le droit international humanitaire, est un droit des Etats, et les règles qu'il pose, ce sont les Etats qui les ont posées, sont supposés les respecter et peuvent être sanctionnés s'ils ne les respectent pas -à condition, bien entendu, qu'ils ne soient pas trop puissants pour être sanctionnés.  Les groupes armés peuvent-ils être tenus pour irresponsables de leurs actes, et libres de tout engagement international ? Ce n'est pas l'avis de l'Appel de Genève, qui s'est précisément créé, sortant des tranchées battues, pour que ces groupes admettent avoir à respecter des règles dont on exige le respect par les Etats -y compris les Etats qu'ils combattent. Car si la guerre n'est plus ce qu'elle était, ses conséquences et ses victimes sont toujours les mêmes : les civils, en général, et tout particulièrement les enfants et les femmes. Victimes des forces militaires et policières gouvernementales, mais aussi des groupes armés non étatiques. Reconnu par l'ONU pour son travail, l'Appel de Genève l'a également été par la Ville de Genève, et, tout récemment, par la Fondation pour Genève, qui accordé son prix 2016 à la Fondatrice de l'Appel, Elisabeth Decrey-Warner.


Genève a honoré l'Appel de Genève et sa fondatrice : ce n'est que logique et ce n'est justice

Les juristes et les légistes font le droit, les parlements font les lois, l'Université fait la doctrine, les tribunaux font la jurisprudence, l'histoire fait la coutume, mais c'est terrain qui fait la réalité du droit. Les droits de l’homme et le droit humanitaire ont certes été proclamés par des écrivains, des philosophes, des militantes et militants politiques bien avant que de l'être par des parlements et des organisations internationales. Cependant, les textes qui les instituent ont été adoptés par des Etats, et leur respect sont de la responsabilité de ces Etats. Mais si le droit international humanitaire est le droit des Etats, des acteurs armés non-étatiques contrôlent de grands territoires, et une forte population.  Ils ne sont pas des Etats, mais ils pèsent sur des femmes, des hommes, des enfants, comme s'ils étaient des Etats.  Il faut donc inventer des instruments pour intégrer dans le droit commun ces acteurs que ce droit ignore, car peu importe aux victimes de violations de leurs droits que ceux qui les violent soient ou non des agents de l'Etat... Pour un enfant recruté comme enfant soldat, qu’est-ce que cela change d'avoir été recruté par un groupe armé non-étatique, une milice gouvernementale ou l'armée officielle ? Pour un enfant dont la jambe a été arrachée dans l'explosion d'une mine antipersonnel, qu'est-ce que cela change qu'elle ait été posée par l'armée de son pays, l'armée d'un autre pays ou un groupe armé non-étatique ? Qu’est-ce que cela change pour une femme violée, qu'elle l'ait été par la soldatesque d'un Etat ou celle d'un groupe insurrectionnel ?

Le droit n'existe pas en soi, planant au-dessus du réel : il n'existe que confronté au réel. Il n'existe que si on se l'approprie. Et on ne peut se l'approprier que par son partage avec toutes celles et tous ceux à qui l'on demande de respecter ce droit. Les lois, toutes les lois, et toutes les Conventions internationales, sont toujours en retard sur la réalité, comme les institutions politiques sont toujours en retard sur les réalités sociales. Les législateurs, les juristes, les gouvernants font le droit, certes. Mais il faut encore que le droit qu'ils ont fait se confronte à la réalité, pour qu'il soit autre chose, et plus, qu'un discours impuissant, ou le privilège que nos sociétés s'accordent à elles-même.  Il en ainsi va du droit humanitaire et des droits humains comme de la solidarité sociale ou de la politique culturelle : les structures associatives (au sens large du terme, ce qui comprend les fondations), militantes, sans grand appareil, et aux moyens souvent limités, sont aussi les plus innovantes, les plus inventives, les plus libres dans la recherche de solutions et de réponses à des enjeux nouveaux et inattendus, auxquels les grandes organisations gouvernementales internationales, et même les Etats les plus anciens et les plus puissants, et les plus voisins de nous, ne trouvent pas de réponse crédible. Les petites organisations osent ce que les grandes organisations ne peuvent oser, et faire ce que les Etats ne sont pas capables de faire -ou s'interdisent, ou font semblant de s'interdire, de faire.

Ainsi, L'Appel de Genève propose-t-il aux groupes armés de signer un "engagement pour la protection des enfants contre les effets des conflits armés" : particulièrement vulnérables dans les conflits armés, souvent séparés de celles et ceux qui s'occupent d'eux, incapables de se défendre par eux-mêmes, les enfants sont d'entre les victimes de ces conflits les plus démunies de moyens d'y échapper et d'y survivre. De plus, ils peuvent y être directement impliqués, en étant recrutés comme combattants, comme main d'oeuvre (porteurs, messagers, informateurs), voire exploités sexuellement. De même, l'Appel de Genève propose un engagement à renoncer à l'usage de mines antipersonnel, conformément à une Convention de 1997, signée par des Etats (les trois quarts des Etats existants), et au respect de laquelle il s'agit d'associer désormais les groupes armés non-étatiques. Autre engagement (et même méthode) : celui à renoncer et combattre les violences sexuelles. Pour obtenir ces engagements, la démarche est la même, pour chacun d'entre eux "entrer en dialogue avec les groupes armés non-étatiques, en former les cadres , travailler avec des "organisations communautaires pour renforcer leur capacité à soutenir le processus de dialogue avec les acteurs armés non-étatiques et assister ces derniers dans le suivi de leurs engagements".

La démarche a un sens -le même que celui donné aux Conventions de Genève et à leurs protocoles additionnels : L'Appel de Genève propose ces engagements à tous les groupes armés, même les moins fréquentables, même les plus odieux (comme on propose les Conventions de Genève à tous les Etats, même les moins fréquentables, même ceux dont les régimes sont les plus odieux -avec lesquels d'ailleurs les nôtres, et nos gouvernements, et nos entreprises, si démocratiques que soient les premiers, légitimes les seconds et libérales les troisièmes, n'hésitent jamais très longtemps à avoir des relations en les espérant les plus fructueuses possibles). Le prix de la démarche de l'Appel de Genève est de n'exclure personne. Pas même ceux que l'on désigne comme des terroristes. Surtout pas eux. Ne serait-ce que pour ne pas leur ressembler, et ne pas reprendre contre eux le projet qu'ils ont pour nous... D'ailleurs, se rend-on compte que si on se met, comme on le proclame aujourd'hui, à faire la "guerre au terrorisme", alors  le droit de la guerre s'applique aux terroristes ?

Genève a honoré l'Appel de Genève et sa fondatrice : ce n'est que logique et ce n'est justice. Car ce n'est pas être n'importe où, que d'être à Genève. Ce n'est pas être dans n'importe quel pays que d'être dans le pays du Droit de Genève, dans la ville siège de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU, du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, du Comité International de la Croix Rouge. Le droit international humanitaire et les conventions qui le proclament portent notre nom. La Convention qui proclame le droit d'asile porte notre nom. Ce sont des éléments fondamentaux du droit international -et à l'heure où des forces politiques prétendent soustraire la Suisse au respect prioritaire de ce droit, à son primat sur le droit national, on ne peut que constater qu'Ici comme ailleurs, ce sont ceux qui prétendent parler au nom du pays vrai, du pays profond, de la patrie éternelle, qui leur témoignent le plus profond mépris.

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