Du djihadisme comme providence


Le bel ennemi que voilà...

"Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser", avait déclaré Manuel Valls, à propos des auteurs des attentats djihadistes de Paris. Sonore ânerie : expliquer, c'est permettre de comprendre -et comprendre, c'est pouvoir combattre. Nous revoilà donc, au détour d'une "guerre contre le terrorisme" dont le concept même tient de l'absurdité (le terrorisme est une méthode, et on ne fait pas une guerre contre une méthode, on la fait contre un adversaire), convoqués à une resucée de "guerre de religion" par ceux qui tiennent à en mener une, ou une "guerre de civilisation" par ceux qui veulent nous faire perdre mémoire du passé (barbare, dans tous les sens du terme) de celle dont ils se réclament. L'ennemi ? L'islam. Ou plutôt que l'islam, les musulmans, parce qu'une idéologie -une religion n'est rien d'autre-, c'est pas commode, comme ennemi : l'ennemi doit avoir un corps, un visage. L'ennemi, ça doit être des gens. On en manquait ? On s'en est trouvés, qu'on pourra proclamer nous être étrangers (forcément, sinon comment pourraient-ils être nos ennemis s'il étaient, même pour une part, des nôtres ?). Un ennemi que ceux-là même qui affirment agir en son nom constituent avec tout ce qu'il faut pour le rendre à la fois haïssable et méprisable. Un bel et providentiel ennemi, pour ceux de nos maîtres qui en manquaient...


"Voici le temps des Assassins" (Arthur Rimbaud)

Les attentats djihadistes ont fait ressortir la thèse d'une "guerre des civilisations" (la "guerre des religions" ayant le défaut de ne pas impliquer ceux qui sont sans religion, et ils sont de plus en plus nombreux...) aussi commode pour les islamophobes que pour les djihadistes, en ce qu'elle se fonde sur la conviction d'une incompatibilité définitive entre "eux" et "nous", que le "nous" soit celui de l'"Occident" ou celui de l'Islam... Cette incompatibilité est en effet au cœur du projet djihadiste, mais est-elle au cœur de la réalité ? 350'000 habitants de ce pays se déclarent musulmans, et disposent pour pratiquer leur foi religieuse de 250 mosquées et lieux de prières : cela nous fait-il 350'000 ennemis de l'intérieur, et 250 bastions de cette cinquième colonne ? Comme l'écrit judicieusement dans "Le Monde libertaire" Eric Vilain, de la Fédération anarchiste, "Les croyants ordinaires de l'islam pratiquent leur religion tranquillement sans emmerder le monde et ne demandent qu'une chose : qu'on le les emmerde pas. Comme toute religion, l'islam ne "fonctionne" que parce que le croyant de base ne respecte pas les règles à la lettre". Mais tout de même : c'est bien de l'islam et pas du yezidisme ou du zoroastrisme que se réclamaient les assassins de "Charlie" -comme c'est du christianisme que se réclamaient ceux de la Saint-Barthélémy.

Ce n'est pas qu'il y ait des djihadistes qui devrait étonner -c'est qu'il n'y en ait pas plus encore, quand les grandes espérances politiques du siècle passé se sont, les unes fossilisées, les autres évaporées, d'autre encore délégitimées par ce qu'ont en fait ceux qui s'en réclamaient. Contrairement au socialisme, au communisme ou au libéralisme, l'épuration religieuse n'a pas besoin de vérification -elle n'a besoin que d'être proclamée. Cette radicalisation a, d'où qu'elle provienne, un énorme avantage sur nos pensées incertaines, tâtonnantes, contradictoires (comme toutes pensées dignes de l'ambition d'en être, surtout si elles se veulent politiques) et compliquées : elle produit une pensée monolithique, qui donne une réponse unique à toutes les questions possibles. L'islamisme a réponse à  tout. Et non seulement il a réponse à  tout, mais il a à tout réponse simple, et claire, séparant le vrai du faux, le pur de l'impur, l'autorisé de l'interdit, sans ambiguïtés, sans doutes, sans "zone grise" entre les deux termes d'une alternative qui n'a de synthèse possible que dans la disparition de l'un de ces deux termes -au lieu que de les remplacer les deux, dialectiquement, par un troisième.  C'est simple et efficace, le salafisme, le djihadisme, l'intégrisme religieux : ça règle tout, ça venge de tout, ça propose une grille de lecture immédiatement compréhensible et totalement rassurante, avec le bien et les bons d'un côté, le mal et les mauvais de l'autre. Et les bons sont les victimes des méchants. Et il faut éliminer les méchants pour qu'advienne le bien. Et on est les bons.
Si la politique est l'affrontement des différences (et la démocratie leur affrontement pacifique, comme le suggère Claude Lefort), le djihadisme est la négation de la politique. Pas besoin d'"analyse concrète de la situation concrète", même pas besoin de projet politique. Une tête est de trop, surtout si elle contient un cerveau. Une kalachnikov, une ceinture d'explosifs ou un camion suffit.

Pour les djihadistes, tout ce qui n'est pas eux est ce qui "corrompt la terre" et dont il faut la purifier. Athées, bien sûr, et chrétiens, et juifs, et bouddhistes, et païens, mais aussi tous les musulmans sauf eux. Pour tuer comme tuent les djihadistes où comme tuaient les nazis, ou avant eux les soudards de la croisade albigeoise ("Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens") puis les ligards de la Saint-Barthélémy, il faut que ceux que l'on tue ne soient plus que "ce" que l'on tue. "Ce" que l'on tue, pas "ceux" qu'on assassine : on ne massacre pas des personnes humaines, mais des personnifications de ce que l'on a décidé de haïr. En retour de quoi on nous somme désormais de procéder au même exercice : chaque musulman est l'islam, et les musulmans sont renvoyés à  leurs pratiques religieuses et définis par elles, pas à  leurs pratiques de citoyens. Devenant l'incarnation de l'"autre", comme les djihadistes massacrent au nom de l'islam, chaque musulman personnifie ce au nom de quoi les djihadistes massacrent et "les musulmans" sont sommés de dénoncer chaque acte criminel commis au nom de l'islam comme s'ils en étaient a priori complices. En ferait-on autant des catholiques ou des protestants qu'on les entendrait hurler, en fait-on autant des juifs que l'on est condamné pour antisémitisme, en ferait-on autant des athées qu'on nous entendrait vitupérer jusqu'à La Mecque. On ne peut pas à  la fois reprocher aux musulmans de se "communautariser" et exiger d'eux qu'ils réagissent en tant que communauté : ou bien on les considère comme des citoyens, à  l'instar de tous les autres citoyens, et c'est en tant que citoyens, pas en tant que musulmans, qu'ils ont à s'exprimer, individuellement ou collectivement, et assumer la responsabilité des actes qu'ils commettent mais seulement de ceux-là, ou bien, en les sommant de s'exprimer en tant que musulmans, et en les rendant collectivement responsables des actes criminels commis par d'autres musulmans, on les "met à  part" comme les codes coloniaux de l'indigénat le faisaient des colonisés. Et comme leurs intégristes, djihadistes ou non, attendent d'eux qu'ils le fassent eux-mêmes.

Nous n'avons rien à demander à nos concitoyens, à nos voisins, à nos co-sociétaires musulmans en tant que musulmans. Qu'ils soient musulmans nous est parfaitement indifférent : c'est en tant que citoyens qu'ils ont des droits, pas en tant que musulmans, comme c'est en tant que citoyens que nous avons ces mêmes droits, pas en tant que chrétiens, juifs, athées ou adorateurs de l'oignon. Ce que nous attendons d'eux, à commencer par le respect des droits et libertés des autres, c'est ce qu'ils sont en droit d'attendre de nous, et nous l'attendons comme des citoyens l'attendent d'autres citoyens  Ces droits contiennent par eux-mêmes des devoirs, sans que ces devoirs aient besoin d'être proclamés en tant que tel : toute liberté implique le devoir de la respecter chez les autres, tout droit d'être reconnu aussi comme un droit de l'autre. C'est la négation de cette réciprocité, fondatrice de l'égalité, qui caractérise les intégrismes -religieux ou non.
Leur fera-t-on le cadeau de leur ressembler au prétexte de les combattre ?

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