La monnaie de singe de la droite genevoise


Y'a bons

A Genève, l'Hospice Général a traité l'an dernier un nombre record de dossiers d'aide financière (ils étaient déjà 13'000 en 2015) et 13 % de la population  bénéfice d'une aide sociale (cette proportion étant stable dans une population en augmentation, cela signifie que plus de gens vivent dans la précarité) mais selon Caritas, un tiers des personnes ayant droit à une aide sociale ne la demandent pas. Cette pauvreté se concentre dans les villes, et particulièrement dans la Ville. Sur les 71 secteurs du canton de Genève qui présentent des signes importants de précarité, et donc de risques de pauvreté, 44 sont situés en Ville de Genève : ils sont tous caractérisés par un revenu annuel median faible, une proportion importante d'enfants scolarisés d'origine sociale modeste, une forte concentration de bas revenus et de chômeurs et un pourcentage élevé de bénéficiaires de subsides sociaux -du genre de celui que la droite municipale genevoise propose de verser désormais sous forme de bons, c'est-à-dire en monnaie de singe. Le président de Caritas, Dominique Froidevaux, constate qu'en Suisse, "mesurer la pauvreté n'a jamais été une priorité politique". En revanche, pour la droite municipale, dissuader les pauvres de faire valoir leurs droits en est une.


"Etre charitable ne suffisait pas, il s'agissait désormais d'être juste" (Emile Zola)


2528 familles, avec 3697 enfants, ont reçu en 2015 de la Ville de Genève une allocation de rentrée scolaire de 130 francs par enfant à l'école primaire, de 180 francs par enfant et adolescent au Cycle d'Orientation. La Ville leur a versé à toutes et tous, au total, un peu plus de 500'000 francs. Pour la droite municipale, c'est apparemment trop. Il faut faire diminuer la demande, en faire profiter les copains commerçants, et, comme le résume le directeur du Centre social protestant, "coller une étiquette sur le front du client fauché" aux caisses des magasins. Cette étiquette, ce sera le bon que la droite municipale veut substituer à une allocation en monnaie légale.
Il se trouve que la Ville, ni aucune commune, n'a le pouvoir d'imposer à des commerçants d'accepter des bons tels que ceux que en quoi la droite propose de réduire l'allocation de rentrée scolaire. La Ville, les communes, ni d'ailleurs le canton, n'a pas le droit de battre monnaie. Elle n'a pas le droit non plus d'imposer à qui que ce soit d'accepter en échange d'une marchandise ou d'une prestation autre chose que la monnaie ayant cours légal dans ce pays. Les bons de la droite, c'est de la monnaie de singe. Si des commerçants les acceptent, peut-être qu'ils y seront utilisés. Mais rien ni personne ne peut obliger les commerçants à les accepter. Ni d'ailleurs à rendre au détenteur des bons la monnaie d'un achat inférieur à la valeur du bon.
En outre, à supposer que ces fameux bons soient acceptés par des commerçants, il faudra bien que ces commerçants puissent ensuite les transformer en valeur monétaire. Autrement dit, les échanger eux-mêmes contre des francs. Et c'est la Ville qui devra procéder à cet échange, mettre sur pieds un service, engager du personnel, faire fonctionner ce service et ce personnel, pour que les commerces ayant accepté des bons puissent se les faire changer en francs. On aura ainsi réussi la prouesse de ne rien faire économiser à la Ville, mais au contraire de lui faire dépenser plus pour distribuer des bons que ce qu'elle dépense actuellement pour verser une allocation. Et tout cela pourquoi, sinon pour bien distinguer, à la caisse des commerces, les clients normaux, ceux qui paient en francs, des clients nécessiteux, qui paieront en la monnaie de singe que la droite veut créer ? Car tel est finalement l'enjeu, la motivation, et tel serait le résultat de la mise en œuvre -à supposer qu'elle soit possible- de cette proposition : distinguer les bénéficiaires de l'allocation de rentrée scolaire du reste des habitants de cette ville.
Naguère, les pauvres se distinguaient des moins pauvres, des pas pauvres et des riches- par leur vêture, leur apparence, leur manière de se comporter. Ils étaient visibles, reconnaissables, distinguables. Tel n'est plus le cas. Or la distinction des classes sociales par la distinction des individus qui en font partie est évidemment une condition de la bonne organisation de la société, et de la solidité des hiérarchie sociale sans lesquelles tout fout le camp : il ne faut pas que se mélangent les torchons de la plèbe et les serviettes de la classe moyenne et de l'élite. Ce mélange est source de troubles, d'envies, de récriminations, de confusion. Une société bien organisée est une société où chacun est à sa place, et où cette place est visible, évidente. On ne peut plus l'imposer par l'apparence ? On l'imposera par la monnaie : aux uns, la bonne monnaie, aux autres la monnaie de singe. Aux uns les billets de banque, ou les cartes de débit, ou les cartes de crédit, aux autres les bons.
En voulant ressuscitant le système des bons qu'on ne peut échanger que dans certains magasins, on remet ainsi en lumière ce à quoi on avait fini par oublier, et qui caractérisait la vieille charité paternaliste du temps passé : le mépris de ceux à qui on l'accorde et la suspicion qu'on fait peser sur eux : ces gens sont incapables de gérer de l'argent. Si on leur en donne pour manger, ils le boivent, et si on leur accorde pour la rentrée scolaire, ils le claquent en nourriture pour riches. Donc on leur donne des bons. Comme ça, on est sûr qu'ils en feront ce qu'on veulent qu'ils en fassent. Parce qu'il faut les tenir à l’œil, sinon ils ne font que des conneries. Et en plus, ils ne sont même pas reconnaissants. A se demander si c'est pas normal et bien fait pour eux, et en tout cas bien de leur faute, s'ils sont dans la mouise. Encore heureux qu'un tiers d'entre eux ne demandent pas l'aide sociale à laquelle ils auraient droit. Une proportion insuffisante, qu'il convient de gonfler, en rendant les démarches plus compliquées, et l'aide plus humiliante, histoire de décourager encore plus d'ayant droits de la solliciter.
"Etre charitable ne suffisait pas, il s'agissait désormais d'être juste" (Emile Zola) : on a mis plus d'un siècle à remplacer la charité par des droits sociaux et à passer du mépris des pauvres à la reconnaissance de leur dignité. On avait fini par oublier à quel point ce chemin a été long, et scandé de conflits. Il faut savoir gré à la droite municipale genevoise le rappeler, en ressuscitant une pratique oubliée, en remplaçant une allocation en monnaie par un charité en bons, en disant clairement à ceux qui bénéficient de nos largesses ce que nous exigeons d'eux : des remords, et de la reconnaissance. Et de l'humilité. Surtout de l'humilité.
Salauds de pauvres.

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