Ringier-Springer condamne l'"Hebdo" à mort


L'Hebdo au mur

L'"Hebdo", condamné à mort dimanche soir par le groupe Ringier-Springer, cessera de paraître après son ultime numéro, le 2 février. Le journal aura vécu 35 ans. Deux ans de plus que le Christ (la comparaison s'arrêtant là, à moins que, crucifié par son éditeur, le journal ne ressuscite par la volonté de ses journalistes). La présidente de la section UDC de la Ville de Genève en est toute contente sur Face de Bouc : "un de moins en 2017. Bon début d'année"... Au moins, c'est franc. Pour le reste, on a droit à la colère impuissante des syndicats et au choeur des pleureuses de circonstance (qui nous rappellent ceux qui avaient salué en longs et lourds sanglots la disparition de "La Suisse", en 1994). "Cauchemar, stupéfaction, choc, consternation, tristesse" psalmodie en "une" la "Tribune de Genève", pour qui "La mort de "L'Hebdo" secoue la presse suisse". La secoue-t-elle, ou révèle-t-elle la fragilité d'une presse aux mains de groupes financiers ne laissant aux journaux réellement indépendants que les miettes d'un marché où les profits se raréfient ?


"la liberté de la presse (...) doit être non le résultat d'une prière, mais d'une révolte" (Max Stirner)

Le 13 mars 1994 paraissait le dernier numéro de "La Suisse" : le quotidien ne manquait ni de lecteurs, ni de publicité, mais il avait été tué par les incompétences de son propriétaire et l'avidité de son concurrent (Edipresse). Tué, déjà, par l'argent. Et accompagné au tombeau par un chœur de pleureuses aussi sincères que celles qui accompagnent aujourd'hui "L'Hebdo" au sien. Les journalistes n'avaient pourtant pas baissé les bras : ils avaient créé une coopérative pour relancer le journal, mais le soutien politique et financier nécessaire avait manqué. Et le 31 mars 1994, dans un numéro gratuit, Léonard Montavon et Philippe Roy, pour la coopérative, écrivaient : "Le problème de la survie des journaux, garants de l'esprit démocratique et de la pluralité des opinions est désormais posé. Un quotidien, c'est plus évident que jamais, ne sera jamais une 'marchandise' comme les autres. Milieux économiques et politiques doivent en être conscients". Que changer, 23 ans plus tard, à ces lignes ? pas grand-chose. Ce qui s'y dit d'un quotidien vaut pour un hebdomadaire. Mais si un journal n'est pas "une marchandise comme les autres", les Ringier, Springer, Tamedia, eux, sont des marchands comme les autres et compter sur eux pour assurer la liberté de la presse est à peu près aussi raisonnable que compter sur un bordel pour assurer la virginité de ses pensionnaires.

Il faut choisir : l'information est-elle une marchandise ou est-elle un droit et une liberté ? Quand l'information est une marchandise, elle doit produire un profit pour qui possède le medium de l'înformation. Quand elle est un droit ou une liberté, elle n'a à produire que ce droit et cette liberté. Et elle peut alors revendiquer un soutien public, si ce soutien est sans contre-partie sur le contenu. Le PS avait proposé en 2013 que l'Etat soutienne la presse. Les grands propriétaires des grands journaux condamnèrent évidemment cette proposition, en faisant mine d'y voir une menace sur l'indépendance de la presse. Mais il est pourtant clair, avec la mise à mort de l'Hebdo, que la plus grande menace sur l'indépendance de la presse, ce sont précisément les grands groupes médiatiques qui la font peser. La palme de l'hypocrisie doit ici être décernée au patron de la division des media payants de Tamedia, qui déclare que "bénéficier d'une aide étatique n'est pas une solution durable et remettrait en cause l'indépendance des médias, indispensable au bon fonctionnement de la démocratie"... mais de quelle "indépendance" peuvent bien jouir des media dont l'existence même dépend du bon vouloir de propriétaires dont le seul critère est celui de la rentabilité ? Et combien de journaux devront encore disparaître avant qu'on admette que ce qui est "indispensable au bon fonctionnement de la démocratie", c'est une aide publique à la presse -mais à la presse indépendante et ne vivant pas de la publicité ?

La décision de Ringier-Springer de saborder l'Hebdo est parfaitement logique. Dans la logique d'une presse qui est une marchandise : Il n’y avait aucun moyen de retrouver une rentabilité du journal, assure l’éditeur. Parce que c'est cela, le critère : la rentabilité. La rédaction fait part de son «indignation». Contre quoi ? contre la logique de l'éditeur ou contre le fait qu'elle en soit la victime ? Parce que là, il faudrait savoir ce qu'on veut, et d'où on parle : un journal propriété d'un groupe de presse multinational n'est pas un journal indépendant, c'est un produit. Il peut être bon ou mauvais, l'important est qu'il rapporte. Et L'"Hebdo" ne rapportait plus : il coûtait. Il faut être "Gauche Hebdo" ou "Le Courrier" pour ne pas avoir la rentabilité comme seul critère. Il ne sert dès lors à rien d'attendre de l'éditeur qui a condamné un journal à disparaître de revenir sur sa condamnation, et moins encore de pleurer cette disparition comme on a pleuré les précédentes.  Comme disait Max Stirner, "la liberté de la presse (...) doit être non le résultat d'une prière, mais d'une révolte". Et la révolte, face à la disparition d'un journal, c'est de refaire un journal.

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