Dégagismes


Et la surprise, c'est qu'il n'y a pas de surprise : les deux favoris des intentions de vote depuis deux mois se retrouveront au deuxième tour, la grenouille de bénitier retourne dans son bénitier (la gueule tirée par ses partisans a illuminé notre soirée, dès lors qu'on ne pouvait considérer le fait que Le Pen ne sorte pas en tête comme une consolation suffisante de l'absence d'un candidat de gauche dans deux semaines) et Mélanchon capitalise l'essentiel des votes de gauche (dont l'essentiel des votes socialistes). Contre la "PRAF attitude" (pour "plus rien à foutre" de la politique), et la prédiction d'un taux d'abstention record, dépassant celui du deuxième tour de 1969 (30 %, mais le PCF, dont le candidat, Jacques Duclos, était arrivé troisième avec 21 %  des suffrages, avait appelé à l'abstention), les Français se sont déplacés en masse pour voter. En râlant, mais en y allant. Ce qui confirme l'intérêt, même fort critique, pour la présidentielle au sein d'une population dont moins de 1 % est membre d'un parti politique, et où le taux de syndicalisation des travailleurs est l'un des plus bas d'Europe. Certes, le niveau de confiance des citoyennes et des citoyens à l'égard des "politiques" (qu'il s'agisse de la confiance en leur honnêteté et leur sincérité ou de la confiance en leur compétence) est fort bas (il est tout de même au-dessus de celui, rachitique, qu'on constate en Italie, en Espagne ou en Grèce), mais en même temps, l'attente à l'égard de la politique reste assez exceptionnellement élevée -à preuve, l'affluence aux meetings des cinq principaux candidats. Quant au résultat de ce premier tour, on en dira pour le moment que ceci : l'appel de Mélenchon au "dégagisme" a été entendu -mais au-delà de ses espérances, puisqu'il en a lui-même été victime. Il n'y aura donc, au second tour de la présidentielle, pour la première fois sous la Ve République,  aucun candidat issu d'un parti traditionnel de gouvernement, même si les candidats qui en étaient issus (Hamon, Fillon) ont fait de Macron leur candidat -mais par défaut.

Jamais un coup d'urnes n'abolira les clivages politiques

Ils étaient quatre à pouvoir se qualifier pour le second tour, il n'y en a forcément que deux qui s'y retrouvent -et forcément, les partisans des deux autres accusent les candidates et candidats politiquement les plus proches d'eux, et ayant obtenu moins de suffrages qu'eux, de les avoir empêché de gagner. Pendant quoi, Fillon et Hamon appellent à voter Macron. "S'il devait nous manquer une poignée de voix pour l'emporter, je vous demande de l'accepter sans haine" : ainsi Jean-Luc Mélenchon s'adressait-il lundi dernier à ses partisans. Qui, sur les réseaux, ne l'ont pas entendu de cette oreille. La "poignée de voix" lui manquant, ce sont ces voix de gauche s'étant portées sur l'un-e ou l'autre des trois autres candidat-e-s de gauche en lice. Or ni Hamon, ni Poutou, ni Arthaud n'avaient la présidence de la République pour objectif... ni d'ailleurs n'ont cédé pendant la campagne à l'outrancière "personnalisation" d'eux-mêmes, cette mise en avant de la personne du candidat ou de la candidate au détriment de son programme.

Que la gauche française soit éliminée du premier tour de la présidentielle, la responsabilité en est certes largement partagée entre toutes ses composantes, sans aucune exception (à part bien sûr les anars, qui n'en ont de toute façon strictement rien à cirer), mais la dénonciation par François Hollande d'un Mélenchon ne représentant pas "la gauche qui veut gouverner" (comme si telle était l'ambition des "insoumis" que de devenir un parti gouvernemental... et comme si "la gauche qui veut gouverner" était représentée de manière crédible par Hollande) est d'autant plus dérisoire qu'aucun des candidats de gauche ne voulait justement "gouverner" au sens que peut donner un Hollande à ce verbe : Hamon veut rénover le PS, Mélenchon veut changer de République, Poutou et Arthaud veulent changer de société -que leur importent, dès lors, les dorures pompadouriennes de l'Elysée ? Le présidentialisme à la française n'est pas seulement contradictoire d'une culture politique libertaire, il l'est de toute stratégie politique fondée sur le mouvement social plutôt que sur les institutions -mais que d'énergie, de temps, de moyens, ont été consacrés par chaque candidat de gauche se revendiquant d'un mouvement, à prendre sa place dans l'élection à la présidence plutôt qu'à l'utiliser pour construire ce mouvement social de rupture -ou le renforcer là où il existe...

A gauche, le score de Hamon, le plus mauvais réalisé par un candidat socialiste à la présidentielle depuis 1969, est un formidable coup de pied au cul donné au PS -reste à savoir si la méthode va le réveiller et le pousser à changer (comme en 1969, justement), ou le laisser geignant à terre. Dans son discours d'hier soir, Hamon a évoqué son pèropre résultat -dont il assume la responsabilité- en le voyant comme une sanction légitime infligée au PS -et il a raison-, et une défaite morale pour la gauche. Pour toute la gauche, absente du tour décisif de l'élection décisive. Mais cette défaite ne fait pas disparaître la gauche. D'abord parce que même sans être qualifié pour le second tour, Mélenchon a gagné. Pas la chefferie de l'Etat, mais le leadership de la gauche. Ensuite, parce que jamais un coup d'urnes n'abolira les clivages politiques. Ils n'ont pas explosé, ils se sont déplacés, reconfigurés, renommés, mais ils sont toujours là. Macron peut bien en appeler au rassemblement, à l'unité, à l'addition des bonnes volontés, ni le clivage de classe, ni le clivage des cultures politiques, ne disparaîtront. Or le clivage gauche-droite n'est après tout que la synthèse de ces deux clivages fondateurs.

Pour la fin du feuilleton, on reprendra la conclusion du bon vieux "Quart d'heure vaudois" de notre enfance : "A dans quinze jours, à la même heure"... Puis à un peu plus tard, pour les deux tours des législatives. Et encore à un peu plus tard, pour le "tour social" -et celui-là ne se réglera pas dans les urnes, mais dans la rue.

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