Russie, 1917-2017 : Centenaire d'une défaite


Il y a un siècle, en mars 1917, la Russie entrait en révolution. Huit mois et un putsch plus tard, la révolution accouchait d'un monstre. L’instauration en Russie, après la contre-révolution bolchevik, du mode de production collectiviste d’Etat est sans doute la plus écrasante défaite du mouvement révolutionnaire dans les temps « modernes » une défaite plus considérable encore que celles subies ensuite face aux fascismes : après tout, ceux-ci étaient les ennemis du mouvement révolutionnaire, s’avançant et agissant comme tels. Les bolcheviks, eux, se revendiquaient du mouvement révolutionnaire, jusqu’à s’en prétendre les seuls héritiers. Leur victoire est le couronnement des défaites du projet révolutionnaire des XIXème et XXème siècles, parce qu’il est l’écrasement de la révolution au nom de la révolution elle-même.

Ce n’est pas en 1989 que le capitalisme a vaincu le « communisme » : c’est en 1917.


Le Collectiviste d’Etat instauré en Russie après 1917 est un mode de production spécifique, et non une forme particulière de capitalisme ou de socialisme, quoiqu’il emprunte au premier quelques traits distinctifs -mais en les poussant à l’extrême, à la totalité, et qu’il vole au second l'expression rhétorique de son espérance. Ce mode de production est caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, par le renforcement de tous les pouvoirs et de tous les appareils d’Etat (appareils répressifs, idéologiques et sociaux) et par la généralisation du salariat comme norme sociale impérative et comme mode unique et obligatoire de rétribution du travail et du temps de travail : qui n’est pas salarié est parasite ou bagnard, le premier statut conduisant au second.

On parle ici de collectivisme d'Etat, et donc de propriété d’Etat, non de propriété sociale ; de renforcement de l’Etat et non de dépérissement de l’Etat ou de substitution de la Commune à l’Etat ; de généralisation du salariat et non de libération du travail : sur ces trois points fondamentaux, le collectivisme d’Etat est non seulement le presque exact contraire du socialisme, bien plus éloigné de lui que le capitalisme, mais il sanctionne aussi une formidable régression du projet révolutionnaire, confié désormais au parti et à l’Etat, en même temps que le pouvoir est confié au premier et la propriété au second, contre les citoyens et contre les travailleurs.

Il y a socialisme là où la propriété des moyens de production (la terre, le capital, le travail, l’information) est socialisée, et où le pouvoir social et politique est exercé par les citoyens eux-mêmes -par les travailleurs, c'est-à-dire toutes celles et tous ceux qui ne tirent pas leur revenu du travail des autres. Il n’y a socialisme ni là où la propriété des moyens de production est privée, ni là où elle est étatisée ; il n’y a socialisme ni là où le pouvoir politique est en mains d’un parti unique se confondant avec l’Etat, ni là où il est en mains des détenteurs des moyens de production ; il n’y a socialisme là où la propriété étatique des moyens de production et l’exercice du pouvoir politique par un parti-Etat produit cette « nouvelle classe » dénoncée en son temps par Milovan Djilas, et qui fut la classe dominante dans tous les systèmes fondés sur le collectivisme d’Etat et s’inspirant du léninisme -de la Russie à la Chine, de la Yougoslavie au Vietnam.

Fondamentalement, le collectivisme d’Etat fut une belle affaire pour le capitalisme, aux adversaires de qui il fournissait un faux modèle engloutissant l'espérance révolutionnaire dans la sinistre escroquerie stalinienne, éliminant ou désarmant les ennemis du capitalisme, ou les transformant (selon qu’ils étaient simples militants ou dirigeants) en instruments ou en complices de cette élimination et de ce désarmement : le léninisme, le stalinisme, le titisme, le maoïsme ont tué, emprisonné, éliminé de toutes les façons, plus de révolutionnaires (et d’entre eux, plus de communistes) que le capitalisme, et plus que le fascisme et le nazisme.

Le duel apparent, et fait pour une bonne part d’un face-à-face théâtral, du capitalisme et du collectivisme d’Etat, permit en tous cas (en l’y contraignant) au premier de se réformer, de s’adapter, de se socialiser, tout en invoquant en réponse à toute tentative, même réformiste, d’aller plus loin dans le changement, le spectre d’un Ennemi aussi commode pour le capitalisme que Satan pour l’Eglise. Ce manichéisme était confortable, il fut formidablement efficace : il suscita la fabrication du capitalisme socialisé, pour que perdure le capitalisme -il n’y avait plus dès lors qu’à brandir la menace d’une régression sociale en présentant la comparaison entre les situations respectives des travailleurs « occidentaux » et « soviétiques » : elle semblait parler d’elle-même, dès lors que même dans les plus « développés » des Etats du glacis (la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est) cette situation (cadences de travail, niveau de vie, libertés) renvoyait non à l’espérance socialiste, mais au souvenir du capitalisme sauvage du XIXème siècle. L’avenir radieux avait la forme du passé sombre. Rien ne fut plus efficace pour inviter les travailleurs occidentaux à se contenter de ce que leur offrait le compromis social-démocrate, que la vision de ce qui était imposé aux travailleurs du "socialisme réel".

La chute du collectivisme d’Etat, aube dissolvant le monstre stalinien, est le constat d’échec d’une fausse alternative au capitalisme, et ce constat nous permet de repenser la nécessaire alternative au capitalisme -dont le collectivisme d'Etat n’était finalement que le contrepoids, équilibrant la balance et donnant au capitalisme l’occasion de sa propre remise à jour social-démocrate. Le mur est tombé, qui masquait l’horizon : sa chute n’est pas une défaite du projet révolutionnaire, mais au contraire le moment de son dévoilement possible. Ce mur n'est cependant tombé qu’en Europe, et l’ horizon qu’il masquait n’a été dégagé qu’ici. On s’est peu soucié de la formidable expansion de l’étatisme, et sous sa forme la plus absurde, la plus inefficace, la plus corrompue, dans les Etats nés de la décolonisation, et qui, s’étant construits en tant qu’Etats avant que la société n’ait été construite, ou reconstruite, s’étaient tous orientés vers la bureaucratie généralisée, et une forme de collectivisme d’Etat sans base économique, de bureaucratie sans base de classe -bref, d’Etats sans autre réalité que l’intérêt que les anciens colonisateurs prêtaient à leur création, puis à leur survie.

Et maintenant, où en est-ton ? Au capitalisme réellement existant (et réellement existant aujourd’hui, non à celui ayant existé il y a un siècle), quel socialisme réellement possible la gauche révolutionnaire oppose-t-elle ? La social-démocratie s’arc-boute sur sa volonté de socialiser le capitalisme pour en raboter les aspérités les plus blessantes ; ce qui reste du mouvement communiste bascule peu à peu dans une nostalgie rigoureusement réactionnaire, mâtinée de corporatisme. Qu’y a-t-il de socialiste dans tout cela ? Rien, strictement rien. Mais il y a tout du socialisme possible dans les possibilités même du capitalisme : l’affranchissement du travail, le dépérissement de l’Etat, la socialisation de la propriété privée, et même le primat de la culture sur l’économie dès lors que le capitalisme impose le primat de l’information sur la possession.

Le détournement de ces possibilités du capitalisme vers autre chose que ce à quoi le capitalisme les vouait, est une tâche révolutionnaire et une maïeutique : que le capitalisme soit la matrice du socialisme, cela fait tout de même un siècle et demi qu’on le sait ; que nous ayons à faire accoucher ce ventre, il est grand temps de l’admettre, et grand temps de nous y mettre. Sans libération du temps, sans disjonction du revenu et du travail, sans appropriation collective (et non étatique) des moyens de production, sans maîtrise de l’espace par ceux qui y vivent, il n’y a plus, s’il y eut jamais, de socialisme concevable.

Nous n’en sommes plus au temps où les volontés de changement pouvaient avoir le choix entre une voie réformiste et une voie révolutionnaire, entre la progression et la rupture. Nous en sommes au temps où le choix se fait entre des volontés de conservation de ce qui fut conquis et des volontés de changement de l’ordre social, économique et politique., entre des ressentiments réactionnaires et des volontés révolutionnaires, entre la xénophobie et l’internationalisme. Vouloir qu’il y ait une alternative au capitalisme est un projet révolutionnaire -que ce projet se donne pour moyens ceux du réformisme ou ceux de la révolution. L’opposition se fait entre des socialistes dont le projet n’est plus que de gérer le capitalisme pour en « atténuer les excès », et des socialistes dont le projet reste de dépasser le capitalisme.
Nous devons cesser de prendre des résistances réactionnaires pour des combats révolutionnaires et des anti-douleurs pour une panacée.

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