Trump, Bachar, Poutine, le gaz et les missiles



Bombarder comme on tweete ?

59 missiles Tomahawak ont été tirés par les Américains dans la nuit de jeudi à vendredi dernier sur la base militaire syrienne de Shayrat, pour punir le régime de Damas d'avoir utilisé le 4 avril l'arme chimique pour massacrer des civils dans le village de Khan Cheikhoun tenu par l'opposition armée. Quel était le message des missiles ? Qu'on peut massacrer des civils si on ne les massacre pas avec des armes chimiques ? Qu'après six ans de guerre en Syrie, 400'000 morts et plusieurs millions de déplacés, en Syrie même, dans les pays voisins, dans toute l'Europe et jusqu'en Amérique et en Australie, Trump a découvert la réalité du conflit et du régime en place à Damas, au moment où ce régime, soutenu par la Russie et l'Iran, est en passe de triompher de ses adversaires ? Certes, mieux vaut tard que jamais (en août 2013, les Etats-Unis avaient refusé d'intervenir contre le régime syrien, ce que la France leur proposait de faire), mais on s'autorisera à nourrir quelques doutes sur les motivations réelles de l'intervention américaine. Et surtout, sur ce qui la suivra, si la suit un engagement durable, un plan, une politique, quelque chose de plus qu'une réaction immédiate sans perspective et sans analyse. Un bombardement décidé comme on balance un tweet. Damas, Moscou et Téhéran ont plus de suite dans les idées.

Que vaut la souveraineté du territoire d'un Etat dont les dirigeants massacrent leur propre peuple ? ce que vaut la souveraineté d'un gang ?

Certes, l'"America First" des discours de Trump se traduit aisément par "moi d'abord", mais l'impulsivité de Donald rend peu vraisemblable que le bombardement de la base militaire syrienne en réponse à l'utilisation de l'arme chimique par le régime de Damas (rien en effet ne permet d'attribuer ce crime de guerre à qui que ce soit d'autre qu'à Bachar) ait été motivé par un seul calcul politicien  : se refaire une popularité (la sienne était tombée à 34 % avant les frappes) -mais si lui-même n'y a pas pensé, d'autres y ont certainement pensé pour lui, d'autres dont l'indignation humanitaire est certainement une motivation moindre que celle de récupérer l'adhésion perdue d'une partie de l'opinion publique, et de reprendre pied au Moyen-Orient.

De sagaces analystes expliquent que les frappes contre le régime syrien consacrent la défaite des lignes libertariennes d'une part, nationaliste d'autre part, du camp trumpiste. Il est vrai qu'en intervenant à l'extérieur, même de loin et en se gardant bien d'envoyer des troupes au sol, Trump fait exactement le contraire de ce qu'il promettait lors de sa campagne électorale, et jusqu'à son discours devant le Congrès, le 1er mars : on ne s'occupe pas du reste du monde, on ne s'occupe que de nous. Un mois plus tard, on s'attaque aux forces gouvernementales syriennes pour punir le régime d'une "attaque véritablement barbare" ou "même de beaux bébés ont été cruellement assassinés" (auraient-ils été de moches bébés que l'assassinat aurait été moins cruel ?). Qui accorde encore quelque cohérence aux décisions de Donald ? Quelques jours avant de frapper l'aviation d'Assad, Trump se disait encore prêt à travailler avec lui contre Daech, et l'ambassadrice américaine à l'ONU expliquait que la priorité de Washington n'était plus le départ de Bachar... son régime avait pourtant déjà usé de l'arme chimique, prohibée, et massacrait des civils (y compris de "beaux bébés") depuis six ans... L'aval du Congrès est nécessaire pour lancer une attaque militaire ? Bah, Obama lui-même s'en était passé pour lancer des attaques contre Daech en 2014... Reste que (re)passer de l'isolationnisme à l'interventionnisme, d'"America First" à "the Sherif is back" ne se résume pas en une frappe commode à distance.

"Les États-Unis ont attaqué le territoire souverain de la Syrie. Nous qualifions cette attaque de violation flagrante de la loi internationale et d’acte d’agression», a dénoncé la Russie (qui avait été avertie à l'avance par les Américains de l'imminence du bombardement). Certes, les Etats Unis ont violé la souveraineté de la Syrie... ou plutôt, de l'Etat syrien -mais qui croit encore à la souveraineté des Etats (pour ne rien dire de celle des peuples et de celle des nations) ? Il y a beau temps qu'elle n'est que le fard des rapports de force : ne sont souverains, et ne l'ont jamais été, que les Etats qui ont la force d'imposer leur souveraineté aux autres -et même eux n'y arrivent jamais complètement. Les USA peuvent imposer leur force, en ignorant toutes les contraintes du droit international, à commencer par celle d'obtenir un feu vert de l'ONU, à ce qui reste de l'Etat syrien, ils ne peuvent pas l'imposer à la Chine. Et si les USA peuvent bombarder la Syrie sans que l'ONU les y autorise -pour intervenir au Mali, la France doit obtenir cette autorisation. Et puis, que vaut la souveraineté du territoire d'un Etat dont les dirigeants massacrent leur propre peuple ? ce que vaut la souveraineté d'un gang ?

Les Etats les plus puissants passent leur temps à définir des lignes rouges que les autres Etats ne doivent pas franchir, et à repousser ces lignes rouges quand les Etats qui les franchissent ont eux aussi quelque puissance à considérer... c'est ainsi qu'on finit à Munich... ou qu'on ne punit d'avoir franchi les "lignes rouges" qu'on a soi-même définies que ceux qui ne peuvent pas opposer de résistance à la punition, et à ne pas punir ceux qui ont franchi d'autres "lignes rouges", mais qui sont les protégés des traceurs de lignes rouges.

Cela dit, même si l'action des USA n'avait pour motivation que de montrer les muscles (plutôt que les neurones) de leur président et de réinstaller leur puissance dans les conflits du Moyen-Orient, dire à Bachar qu'il n'a pas encore gagné n'est pas inutile. C'est même fort utile en France en ce moment de campagne électorale, à entendre les contorsions de Le Pen et Fillon sur l'événement... Très "déçu" par le revirement de Trump, le Front National. Très déçue aussi, la Russie, dont le Premier ministre (et ancien, et peut-être futur, président), Dmitri Medvedev, considère que Trump a été repris en main par l'establishment. Fait-elle semblant d'oublier, la Russie, que le milliardaire et médiacrate Trump en faisait partie bien avant que d'être président, de l'establishment -ou de la nomenklatura ?

Il serait toutefois bon que Bachar ne soit pas le seul destinataire du genre de message que les USA sont supposés lui avoir adressé à coup de missiles. L'ambassadrice américaine à l'ONU a expliqué que les frappes contre la Syrie de Bachar étaient justifiées par "les nombreuses violations des résolutions de l'ONU" par le régime de Damas. Ces "nombreuses violations" ne sont pas contestables -mais qui s'attend réellement à ce que les "nombreuses violations" de résolutions de l'ONU par des alliés ou des protégés des USA (Israël, par exemple) soient sanctionnées de quelque manière que ce soit par eux ?

Le 17 janvier dernier, un avion militaire nigérian a bombardé le centre-ville de Rahn, où des milliers de personnes déplacées sont hébergées. Le bombardement a fait 90 morts et 150 blessés, en majorité des femmes et des enfants que Médecins sans Frontières vaccinait au moment de l'attaque. A notre connaissance, aucune puissance ni régionale, ni internationale, n'a répondu à ce massacre par quelque mesure militaire que ce soit contre le régime nigérian ou son armée. Aucune "ligne rouge" n'avait été franchie, ni même tracée. Ah oui, une précision : le Nigeria est un très gros producteur de pétrole. Et un excellent ami des traceurs de "lignes rouges".

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