A propos de la mondialisation et de ses faux ennemis


L'alternative ? L'internationalisme !

L'élection présidentielle française se jouera-t-elle dimanche sur l'affrontement théâtral des partisans d'une "mondialisation" peinte en rose et des faux ennemis réactionnaires de la mondialisation réelle (dont la France est un acteur considérable depuis les premiers temps du colonialisme ? "J'ai entendu pendant toute la campagne (...) l'incompréhension sur la mondialisation. Je vais la prendre en compte" assure Emmanuel Macron. Merci, Sire, mais il faudrait peut-être commencer à s'entendre sur le concept mème de "mondialisation", devenue une sorte de totem, de tabou ou de monstre, quand elle n’est rien d’autre que l’extension à l’ensemble de la planète d’activités, de normes et de processus de décisions auparavant limités à un espace géographique et social : le "monde occidental développé". En tant que telle, la mondialisation est à la fois un projet et un processus. Comme processus, elle est dans la logique du capitalisme, et comme projet, elle est constitutive de la capacité du capitalisme à s’imposer aux formes anciennes de rapporte de production, en levant les obstacles nationaux à la circulation du capital. La mondialisation est la condition même de la pérennité du capitalisme, et de sa maîtrise du politique : une poignée de financiers peuvent, en quelques clics, transférer des fonds en telle masse qu’ils sont en mesure de décider des politiques économiques et sociales des Etats. Mais il y a dans l’usage même du terme de « mondialisation » pour désigner la forme actuelle du capitalisme quelque chose qui relève d’un détournement de sens : la mondialisation devrait viser à l’unité (non à l’unicité) de l’humanité et à l’ouverture de tous sur tous, vieil horizon socialiste, alors que la mondialisation capitaliste ne vise qu’à la mainmise de quelques-uns sur tout et sur tous. Dès lors, s'étant entendus sur le sens du concept de "mondialisation", on peut essayer de s'entendre sur ce qui peut en être l'alternative, et qui est aussi une mondialisation -la nôtre : l'internationalisme.


La mondialisation n’est pas seulement l’objet de la lutte : elle en est aussi le critère.

Loin d’être considérée a priori comme une menace ou une calamité, la mondialisation capitaliste a été saluée par nombre de théoriciens socialistes, à commencer par les marxistes, comme une force révolutionnaire formidable : « Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. Pour le plus grand regret des réactionnaires, elle a retiré à l’industrie sa base nationale », jubilaient Marx et Engels dans le Manifeste Communiste. De ce point de vue, tout ce qui peut casser les frontières, constituer au-dessus, au-dessous, à côté d’elles,  des luttes communes, est bon à prendre : les enclos sont faits pour le bétail, pas pour les citoyens, encore moins pour les révolutionnaires. Cependant, si la mondialisation capitaliste à l'époque de la révolution industrielle a accouché de la mondialisation de la démocratie bourgeoise, elle n’a nullement accouché d’une pacification du monde, et a été scandée par des conflits innombrables, dont deux guerres mondiales et des dizaines de conflits coloniaux, décoloniaux et postcoloniaux. Et finalement, la mondialisation postindustrielle, purement financière, à laquelle nous assistons aujourd'hui, est profondément et irréductiblement négatrice des droits et des processus constitutifs de cette démocratie.

Mondialisation et globalisation aboutissent à l’internationalisation des décisions les plus importantes en même temps qu’à la concentration de la capacité de décider dans un nombre extrêmement restreint d’instances, de personnes et de lieux. Le nombre des lieux essentiels de décision est limité, mais ces décisions ont effet partout ; peu de gens, d’instances et de pouvoirs ont la capacité réelle de prendre les décisions importantes, mais les effets de ces décisions se font sentir sur tous. En même temps, le capitalisme mondialisé reproduit dans son propre processus de décision des méthodes et un esprit qui sont ceux de l’Ancien Régime : l’opacité, le secret, la confidentialité, voire la clandestinité. A ce processus de décision ne s’applique pas le discours libéral sur l’ « ouverture » mais la pratique monarchique des ukases, des lettres de cachet et des cabinets noirs. L’information qui se diffuse le plus largement, rapidement et au loin est celle, inoffensive, que les maîtres de l’économie laissent circuler : désinformés sur les enjeux fondamentaux, les citoyens sont gavés de bruits, d’images et de textes sans enjeu : les négociations importantes se font dans le secret, les pratiques sexuelles des célébrités sont décrites par le menu dans les media.

Le marché mondial suppose un ordre mondial : le marché n’est pas anarchiste, il est profondément ordonné par des normes juridiques, et donc des puissances étatiques, certes inégales mais qui sont, ensemble, productrices de ces normes –qu’elles élaborent dans le cadre d’un rapport de force où les puissances les plus puissantes s’imposent aux autres. Or les attributs de la puissance sont toujours les mêmes : la force militaire, la monnaie de référence mondiale, la culture dominante, la maîtrise des réseaux de communication dominants –et une langue dominante. Encore aujourd’hui, une seule puissance cumule tous ces attributs : les Etats Unis d’Amérique. Certes, leur domination n’est plus aussi écrasante que naguère, du moins apparemment, mais elle est toujours sans équivalent. Il importe peu que des entreprises américaines s’installent en Chine si le dollar, et non le yuan, reste la monnaie de ces entreprises et du réseau que toutes ensemble elles forment avec les entreprises multinationales originaires de tous les pays possibles.

Le capitalisme mondialisé ne laisse plus aux révolutionnaires le choix entre une révolution nationale ou un mouvement mondial. Il n’y a plus de révolution nationale possible : l’Etat nation enfermait la lutte révolutionnaire dans le cadre national, la globalisation capitaliste fait sauter ce cadre et cet enfermement. Dès lors, le mouvement révolutionnaire sera mondial ou ne sera pas. Pour le dire autrement : le mouvement devra être mondial pour être révolutionnaire, ou sera réactionnaire s’il est national –d’autant plus que les anciens Etats-Nations ne sont plus que des polices de proximité de la globalisation capitaliste,  des appareils de maîtrise de leur espace, pour s’assurer, par le contrôle matériel des populations, que les formes politiques qui s’y développent soient compatibles avec le capitalisme mondialisé.

La mondialisation ne se joue pas dans les limbes : elle se joue là où nous sommes, dans ce que nous sommes : dans un monde fini, non pas au sens de « terminé », mais au sens de « limité ». Un monde qu'on ne peut fuir, mais qu'on peut changer. La mondialisation se joue à nos portes, dans le bureau de poste que l’on ferme pour rentabiliser ce qui fut un service public ; dans un service de transports publics qu’on privatise parce qu’il est rentable, ou qu’on supprime parce qu’il ne l’est pas ; dans une retraite par capitalisation dont on baisse les taux d’intérêts parce que les fonds qui l’alimentent ont été placés dans des actions dont les cours se sont effondrés ; dans une saloperie que l’on mange ou boit, entend ou voit, fait ou lit. Du fait même que la globalisation capitaliste tend à soumettre chaque aspect de la vie, la lutte menée contre elle doit se mener sur tout, partout, en tout temps. Puisque tout est ou risque d’être soumis au totalitarisme du marché, tout peut être le lieu d’une résistance et d’une alternative au marché. Le détournement des révolutions du XIXème siècle pouvait encore s’écrire par le mot de Tancrède au Guépard : Il faut tout changer pour que rien ne change ; la révolution, désormais, s’écrit ainsi : Il faut tout changer pour pouvoir changer quelque chose.

La mondialisation n’est pas seulement l’objet de la lutte : elle en est aussi le critère. Toute lutte, désormais, peut, et doit, avoir son prolongement « international ». L’alternative à la mondialisation, ce n'est pas le retour au capitalisme national, c’est l’invention d'un internationalisme qui mérite enfin son nom, et qui seul peut être un rempart contre une mondialisation marchande qui n'unifie le monde des hommes qu'en le déshumanisant. Ce n’est qu’à partir des acquis de la mondialisation capitaliste qu’un projet socialiste pourra voir le jour, contre cette mondialisation même, mais non pour une « démondialisation de renfermement » qui ne serait qu'un bégaiement ou une nausée de l'histoire : Il faut faire sauter les frontières et leurs protections illusoires, non les renforcer, pour faire naître une mondialisation qui soit construite sur le partage des droits, et la solidarité des ayant-droits.
Nous n’avons que les droits que nous reconnaissons aux autres, et aucune légitimité à exiger pour nous le respect de droits que nous nions aux autres. Evidemment, ce n'est ni du Le Pen, ni du Macron : c'est presque du Bakounine. C'est en tout cas ce que dit le manifeste de la Ière Internationale « les efforts des travailleurs ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ».
Cela s’appelle : l’égalité.

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