Présidentielle française : le vent du boulet



Au terme de la pire campagne électorale qu'ait connu la Ve République française, et de la plus faible participation électorale à une présidentielle depuis 1969 (quoiqu'une participation de 75 % ailleurs qu'en France, ce serait un tsunami électoral...) Emmanuel Macron a été élu à sa présidence. A une majorité très large, mais en trompe-l’œil : il n'obtient pas une majorité absolue du corps électoral (les 47 millions d'électrices et d'électeurs inscrit-e-s), compte tenu de l'abstention, des votes nuls et des votes blancs. Il atteint certes une majorité de presque deux tiers des suffrages exprimés, mais parce qu'en face, il y avait Le Pen. Ni contre Fillon, ni contre Mélenchon Macron n'aurait gagné avec une telle marge -peut-être même n'aurait-il d'ailleurs même pas gagné contre Mélenchon. Et n'importe lequel des "grands" candidats éliminés au premier tour aurait gagné contre Le Pen -mais sans doute avec une majorité moindre. L'élection de Macron est évidemment une défaite pour Le Pen ("une bonne claque aux mauvaises odeurs"), mais c'est qu'elle a fait campagne pour Macron : plus on la voyait et l'entendait, mieux on comprenait à qui et quoi on avait affaire. Elle a elle-même (était-ce involontaire ?) construit sa propre défaite. Il suffisait de la montrer pour qu'elle tombe, il suffisait pour éloigner la menace de son élection de laisser remonter, jusqu'au spectacle de l'ultime débat télévisé (où elle aura tout de même réussi à faire pire que Trump), tout le refoulé de l'extrême-droite française, submergeant la stratégie de "dédiabolisation" et la prétention de l'héritière d'être "la candidate du peuple". Au soir de sa défaite à la présidentielle, Le Pen s'est posée en cheffe de l'opposition à Macron ? Ce sera là encore le meilleur service qu'elle puisse lui rendre.
Reste que l'extrême-droite n'a jamais été à un niveau aussi élevé lors d'une élection présidentielle française, et qu'il y tout de même de quoi s'interroger, et s'interroger sérieusement, rationnellement, politiquement, sur ce qui peut bien pousser un tiers des citoyennes et des citoyens d'un pays comme la France, avec l'histoire qu'elle a et la passion du politique qu'elle cultive, à voter pour ça... Le Pen était un boulet pour elle-même, mais on en a quand même senti le vent.


Il fallait bien se débarrasser de Le Pen et élire Macron pour pouvoir le combattre

Il y a tout de même de la performance personnelle et politique, dans l'élection de Macron : quasi inconnu il y a trois ans, promis il y a neuf mois par les sagaces observateurs, lors de l'annonce de sa candidature, à un score inférieur à 10 % au premier tour, puis à l'éclatement de la "bulle" qu'il représentait, il est élu à deux contre un. Et qui plus est, sur le discours politique le moins "tendance" qui soit : il fut tout de même le seul des onze candidats à parler positivement, avec optimisme, de la France aux Français. Et à leur parler positivement de l'Europe -sans toutefois en nier les faiblesses : l'ex ministre grec de l'Economie Yanis Varoufakis, qui appelait à voter Macron, rappelait qu'il avait été le seul ministre européen à avoir réellement tenté de sauver la Grèce du naufrage. Mais ce discours, cette posture optimistes, qui correspondent à ce qu'attendent (et à ce que vivent) les "insérés", est resté largement incompréhensible aux "largués", aux précarisés -et inaudible aux "exclus" -il est vrai qu'eux ne votent pas. L'affrontement entre lui et Le Pen aura eu un peu valeur de référendum sur la place de la France dans l'Europe, et plus précisément dans ce qui institue l'Europe comme un espace politique déterminant, et qui se déferait à coup sûr si la France n'en était plus : l'Union Européenne, la zone Euro, l'espace Schengen. L'Union, la zone, l'espace peuvent se passer de la Grande Bretagne (la zone et l'espace s'en passaient d'ailleurs déjà), mais de tous les Etats du semi-continent, et même de ceux du sud -il n'y a trois Etats nécessaires, et sans lesquels l'Europe est illusoire : l'Allemagne, la France et l'Italie...

L'élection de Macron est-elle le synonyme d'une recomposition profond du "paysage politique" français, structuré depuis la Révolution par l'opposition d'une gauche et d'une droite ? En face de Le Pen, "nous constituons (la puissance) des progressistes, qui va de la social-démocratie jusqu'au gaullisme social", proclamait Macron. Le refrain, c'est : le clivage gauche-droite a disparu, et à sa place on a un clivage ouverture-fermeture, libéralisme-autoritarisme, progressisme-conservatisme (ou réaction). Une ânerie de plus, mais qui avait permis  à quelques uns, plus nombreux qu'il eût convenu, de repousser Mélenchon dans le même camp que Le Pen, pendant qu'en sens inverse on repoussait Hamon dans le camp de laquais de la mondialisation. Certes, on peut, comme l'écrit l'historien André Burguière, "entrer dans la marmite souverainiste avec le romantisme populiste d'un Mélenchon" et s'y retrouver "ficelé dans l'uniforme du Front National", mais le clivage fondateur est toujours le même, que celui entre la gauche et la droite résume, sans en épuiser le sens : clivage autour du principe d'égalité, entre la révolution ou la réforme d'un  côté, la conservation ou la réaction de l'autre. Ce clivage fondateur, on peut parier que le "troisième tour" (celui des législatives) le verra ressurgir.

Enfin, le Front National (dont Le Pen annonce la fin, sous sa forme actuelle) n'a jamais été aussi haut que lors de ce deuxième tour (un tiers des suffrages, c'est énorme, même si ce n'est après tout qu'à peine plus que ce que draine l'UDC en Suisse), le "centre" non plus, et c'est la gauche qui est au plus bas. Pour elle, la présidentielle s'est jouée sur un joli paradoxe : pour pouvoir combattre la politique que veut mener Macron, il fallait commencer par élire Macron... et il ne pouvait l'être sans attirer à lui la majorité des votes de gauche. Il fallait se débarrasser du risque Le Pen pour pouvoir écarter, dans les urnes d'abord, aux législatives, le piège Macron -non celui de la personne de Macron, mais celui de sa politique. Car son élection n'apaise rien. Macron, c'est Blair, ou Schröder, ou Renzi : un social-libéral. Ce que Hollande était aussi, mais sans oser l'assumer. La gauche française pourra toujours se consoler d'avoir été absente du tour final en se disant qu'au moins, cette fois, elle ne risque pas de se retrouver avec un président élu sur un programme de gauche pour mener ensuite une politique de droite... En votant très majoritairement pour Macron, elle savait ce qu'elle faisait, pour qui elle votait -et surtout, contre qui. Le troisième tour qui s'ouvre, celui des législatives, devrait lui permettre de voter pour elle.
Du moins si elle en fait autre chose que le champ clos de ses aigres règlements de compte. Et on ne peut pas dire qu'elle y paraisse particulièrement disposée.



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