Le Brexit et ses dommages collatéraux


Réveil d'un spectre irlandais

Une année après le vote de la majorité des Britanniques pour la sortie de l'Union Européenne, le "Brexit" commence donc réellement à être négocié, entre un gouvernement britannique affaibli par l'échec des conservateurs aux élections qu'ils avaient eux-mêmes provoquées, et une Union européenne revigorée par une succession d'élections perdues par les europhobes, culminant avec le triomphe d'Emmanuel Macron. Le Brexit avait pris l'Europe par surprise, alors qu'elle était en pleine crise, la négociation de ses conditions signe, écrit "Le Monde", le "retour en force du politique". On ne sait évidemment rien de ce qui sortira des négociations entre le Royaume-Uni et l'Union Européenne. Rien, sinon que la Grande-Bretagne (et l'Irlande du nord) ne conservera pas les droits que lui accordait son statut de membre de l'Union. Les négociations vont sans doute durer les deux ans que le traité de Lisbonne leur accorde. Et il est peu vraisemblable que lors de leur conclusion, Theresa May soit toujours Premier Ministre à Londres. D'autant que si le spectre d'un éclatement du Royaume-Uni par la séparation de l'Ecosse s'éloigne, celui d'une reprise du conflit nord-irlandais pointe le bout de son suaire -et c'est bien le Brexit qui l'a réveillé...


Mauvais souvenirs, réelles menaces


On pensait que c'était l'Ecosse, pro-européenne, et son gouvernement indépendantiste, qui allait poser le plus gros problème au gouvernement du Royaume désuni après le Brexit, et puis voilà que c'est l'Irlande du Nord, pro-européenne aussi, mais plus étroitement, et surtout profondément divisée entre républicains catholiques et unionistes protestants, et entre leurs deux principaux partis respectifs, le Sinn Féin pour les premiers, l'UDP (unionistes démocrates -mais surtout unionistes) pour les seconds, chaque parti représentant, outre le clivage sur l'Europe et celui sur la réunification avec l'Irlande du sud, un clivage gauche-droite très net (le Sinn Féin représentant la gauche, et l'UDP une droite très conservatrice).

La Première ministre d'Ecosse, Nicola Sturgeon, avait obtenu en mars du parlement écossais l'autorisation d'organiser un nouveau référendum sur l'indépendance, peut-être à l'automne 2018. La question nationale écossaise risquqit donc être posée en parallèle aux négociations britanniques avec l'Union Européenne sur les modalités du "Brexit", la sortie de l'Union Européenne ayant été -et étant toujours- refusée par une majorité d'Ecossais (et d'Irlandais du Nord). A la mi mars, selon les sondages, 52 % des Ecossais étaient encore opposés à l'indépendance de l'Ecosse, mais l'écart pouvait se réduire, voire s'inverser, si les conditions du "Brexit" étaient de nature à encourager les Ecossais à rompre avec l'Angleterre et le Pays de Galles pour pouvoir rester dans l'Union Européenne. Or d'une part le Parti nationaliste a subi un rude échec aux dernières élections législatives britanniques anticipées (les travaillistes, et même les conservateurs, ayant réussi à récupérer de nombreux sièges perdus naguère au profit du SNP), et n'est donc plus en état d'espérer pouvoir gagner un référendum sur l'indépendance, ni même d'espérer raisonnablement pouvoir imposer la tenue d'un tel référendum , et d'autre part, le résultat national de ces élections a été si mauvais pour les conservateurs eux-mêmes (sauf, paradoxalement, en Ecosse) qu'ils arrivent aux négociations sur le Brexit suffisamment affaiblis pour devoir vraisemblablement renoncer à un ligne "dure" face aux européens -or c'est sur cette ligne "dure" que comptaient, a contrario, les nationalistes écossais pour convaincre une majorité de leurs compatriotes de choisir l'indépendance -et l'adhésion de l'Ecosse à l'Union Européenne (hypothèse qui, au passage, paniquait le gouvernement espagnol, qui craignait que la Catalogne en profite pour engager elle aussi un processus de séparation).

En revanche, en Irlande du Nord, la défaite des conservateurs aux élections, et la nécessité pour eux, s'ils voulaient rester au pouvoir, de conclure une alliance avec les unionistes du DUP, a réveillé le projet de réunification avec la République d'Irlande. Aux élections régionales, le Sinn Féin, porteur historique de ce projet nationaliste et républicain, mais aussi de la gauche irlandaise au sud comme au nord, avait progressé. L'alliance entre les conservateurs britanniques et les réactionnaires nord-irlandais, conjuguée aux conséquences possibles du Brexit (la re-fermeture de la frontière avec la République d'Irlande, ouverte en 1998 avec les accords de paix, la reprise des affrontements armés, qui ont fait 3500 morts entre la fin des années soixante et la fin des années nonante, la renaissance des organisations paramilitaires, à commencer par la vieille IRA), remet l'Ulster au coeur de l'agenda britannique, en même temps qu'elle le met dans l'agenda européen.
L'Irlande du nord avait majoritairement voté pour le maintien du Royaume-Uni dans l'Union Européenne. Ce vote "europhile" avait été massif dans l'électorat catholique et républicain, alors que le vote "europhobe" avait été majoritaire dans l'électorat protestant et unioniste, mais même dans cet électorat, celui du DUP allié aux conservateurs, on ne voulait ni de la "re-fermeture" de la frontière, ni de la renaissance de la lutte armée. Et des zones à population majoritairement protestantes, autour de Derry, de Strabane, d'Armagh ont d'ailleurs majoritairement voté pour le maintien dans l'Union européenne... Va-t-on réinstaller des postes-frontières entre l'Irlande du nord, restée dans le Royaume-Uni mais sortie avec lui de l'Union européenne, et l'Irlande du Sud, sortie du Royaume-Uni mais restée dans l'Union Européenne ? Même les unionistes ne le veulent pas : tous les jours, 30'000 travailleuses et travailleurs d'Irlande du sud ou du nord,  républicains et catholiques ou unionistes et protestants, traversent dans un sens ou un autre la frontière, qui n'en est plus une, entre l'Irlande indépendante et l'Irlande britannique...

Mauvais souvenirs, réelle menace : nous avons du Belfast ou du Derry où nous traînames nos guêtres il y a quarante ans à la recherche d'un souffle révolutionnaire, le souvenir de quelque chose qui ressemblait à une sorte de purgatoire, bien loin de la "terrible beauté" que Yeats voyait en l'insurrection irlandaise de 1916. Pour qui a connu l'Irlande du nord des années septante, ses haines communautaires, sa désespérance, son lyrisme morbide, son enfermement dans une histoire réécrite en mythologies sectaires, ses villes sinistres et violentes, ses ghettos, le Bogside de Derry, les Falls de Belfast, les attentats, les embuscades, les grèves de la faim jusqu'à la mort, le mouroir carcéral de Long Kesh, ce ne serait pas la moindre des perversité du Brexit que de l'y replonger.

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