Les élections épuisent-elles le projet démocratique ?


Le pouvoir de personne

Elections législatives hier en Grande-Bretagne (à l'heure où nous écrivons, on annonce que les Conservateurs ont perdu la majorité absolue sans que les travaillistes ne l'obtiennent, malgré une progression réjouissante), après-demain en France (à l'heure où nous écrivons, on nous prédit une victoire écrasante des marcheurs macronistes). Exercice démocratique, les élections ? Sans doute. Mais qui n'épuise pas, et de loin pas, le projet démocratique : l'élection, c'est une délégation de pouvoir du peuple à des représentants. Or on sait depuis Rousseau que le peuple ne se représente pas, et depuis Machiavel que le pouvoir ne se délègue pas. La démocratie, c'est bien le pouvoir du peuple, mais d'un peuple incomplet : c'est le pouvoir de la majorité de la partie du peuple qui peut exercer ce pouvoir. Les femmes en furent longtemps a priori exclues, les enfants et les adolescents le sont toujours, la plupart des étrangers aussi. Et de la partie du peuple qui reste, il faut encore retrancher celle qui s'abstient de faire usage de se droits (sauf précisément de celui de cette abstention), et celle qui en fait bien usage, mais en pure perte électorale. La démocratie, en somme, comme le résume Pierre Rosanvallon, n'est le pouvoir de personne : un pouvoir qu'aucun parti, fût-il majoritaire, ne peut s'approprier.



"Une démocratie de rejet tend à se substituer à une démocratie de projet" (Pierre Rosanvallon)


Au prétexte des élections législatives britannique et française, on parle donc ici de démocratie, à la faveur d'un moment de renouvellement d'une institution politique : le parlement. Mais les institutions et les procédures démocratiques ne se limitent pas aux institutions politiques, au sens restreint du terme : les institutions judiciaires en sont aussi, et les institutions garantes du respect des lois, de la constitution et des traités -une Cour constitutionnelle, le Tribunal Fédéral... Qu'elles soient élues ou désignées, elles prétendent représenter tout autant le peuple qu'un parlement ou un président -à ceci près qu'elles prétendent le représenter en totalité, en défendant aussi bien celles et ceux qui auront pu prendre part, directement ou non, à leur désignation, que celles et ceux qui n'en auront pas eu le droit (les enfants, les étrangers, les interdits). Ces cours, ces tribunaux, sont là aussi pour défendre les exclus contre des inclus, des nomades contre les installés, des enfants contre des adultes, des étrangers contre l'Etat, des prisonniers contre des administrations pénitentiaires.

Et puis, la démocratie, ce n'est pas que le pouvoir politique, institutionnel, et les pouvoirs légaux. Et le pouvoir n'est pas l'autorité. Il contraint, elle convainc. Il force, elle incite. Il oblige ou interdit, elle suggère. La démocratie, c'est aussi les contre-pouvoirs. C'est aussi les media, les associations, et la rue -d'où la démocratie elle-même est issue, comme une conséquence de révolutions bouleversant à la fois, au moins pour un temps, les institutions politiques et l'ordre social. Mais la rue n'est un lieu politique que si des mobilisations collectives l'investissent. Or l'absence d'une opposition collective massive aux menaces pesant sur les droits acquis tient pour beaucoup à la montée d'un individualisme démobilisateur, qui affaiblit la légitimité des organisations sociales et politiques (en particulier celle des syndicats et des partis) et nourrit l'accusation de leur impuissance à répondre aux enjeux : on va chercher à s'en sortir tout seul, et du coup le débat politique va se centrer sur les droits individuels et non les droits collectifs, sur les luttes de pouvoir et les carrières personnelles, non sur les programmes et les projets politiques. Ainsi en arrive-t-on à cette situation où "une démocratie de rejet tend à se substituer à une démocratie de projet" (Pierre Rosanvallon), où l'on vote pour Macron (ou les candidats de son mouvement) parce qu'on rejette Le Pen, Fillon ou Mélenchon (ou les candidats qui se réclament d'eux) pas parce qu'on adhère au programme de Macron.

Il y a enfin ceci, qui est une leçon de l'Histoire : il n'y a pas de droits acquis pour toujours, pas plus qu'il n'y a de marche irréversible de l'Histoire. La régression, ça existe, dans tous les domaines. Le fascisme, le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, ne sont pas des souvenirs, mais toujours des menaces, et aucun des droits humains, aucun des droits des peuples, aucune des libertés fondamentales, individuelles ou collectives, n'est inscrite dans autre chose que dans des luttes pour, au moins, les maintenir, et si possible les étendre. Ce combat-là, pour essentiel qu’il soit, ne saurait cependant nous suffire, et c’est bien de changer le monde dont il s’agit, pas de se satisfaire du monde tel qu’il est au seul motif qu’il pourrait être pire. L’existant n’est pas un projet.


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