Pas d'"Opérations Papyrus" ailleurs qu'à Genève



Déni ou complicité ?

Il n'y aura pas d'opération "Papyrus" à Zurich : le Conseil d'Etat y a annoncé fin mai qu'il ne comptait pas suivre l'exemple genevois et mettre en place un programme de régularisation conditionnelle des "sans-papiers", comme le lui demandait, s'inspirant précisément de l'opération genevoise, la gauche et les ONG d'entraide. Pour justifier son refus, le gouvernement zurichois a eu recours au déni : il n'y aura pas suffisamment de "sans-papiers" à Zurich pour qu'une opération genre "Papyrus" s'y justifie. Or le Secrétariat d'Etat aux migrations estime que 28'000 personnes, soit bien plus qu'à Genève, vivent à Zurich sans statut légal (la Ville de Zurich estime à 10-14'000 le nombre des travailleurs clandestins sur son seul territoire). Dans le canton de Vaud non plus, l'exemple genevois ne fait pas école : le Grand Conseil a balayé en mars l'appel de la gauche à le suivre. Ni à Zurich, ni dans le canton de Vaud les gouvernements cantonaux ne voient dans une régularisation conditionnelle des "sans-papiers" un moyen de lutter contre le travail au noir, notamment dans l'économie domestique. Genève reste donc seule (à moins que Bâle la rejoigne)  à ne pas se satisfaire d'un déni de réalité. Et à ne plus se rendre complice de l'exploitation de milliers de personnes dont l'absence de statut légal équivaut à une absence de droits.


Quatorze ans après...


En février 2003, une Assemblée Générale des "sans-papiers" était organisée par le syndicat SIT. 1500 personnes y participèrent. Un mouvement était lancé. On était alors déjà sous l'empire d'une politique d'immigration discriminatoire selon que les immigrants venaient de pays membres de l'Union Europeenne, de l'AELE et d'Amérique du nord, ou du reste du monde, et une circulaire fédérale, la "circulaire Metzler" (du nom de la Conseillère fédérale cheffe du Département de Justice et Police) réglait des "cas de rigueur", définis à partir de critères extrêmement restrictifs, auxquels pas plus de 3 % des dossiers de "sans-papiers" correspondaient (De 2001 à 2015, 3164 travailleuses et travailleurs sans statut légal ont été régularisés dans toute la Suisse. Les deux tiers l'ont été à Genève). Il y avait alors environ 7000 travailleuses et travailleurs sans statut légal à Genève, et ils étaient déjà une main d'oeuvre indispensable dans la construction, l'hôtellerie et la restauration et l'économie domestique. Pourtant, personne au sein du gouvernement genevois n'envisageait au départ de répondre favorablement à la revendication du SIT, du Centre social protestant et du Centre de contact Suisses-immigrés d'une régularisation massive. Le Conseil d'Etat, cependant, réclama à la Confédération 5000 permis de travail pour les emplois domestiques. Or le Département fédéral de Justice et Police avait changé de titulaire : Christoph Blocher avait pris la place de Ruth Metzler. Il ne la gardera certes que quatre ans, et sera limogé par le Parlement en 2008, mais pendant ces quatre ans, le dossier de la régularisation d'une partie notable des "sans-papiers" genevois restera congelé. Le canton se résoudra pendant cette période à une politique de tolérance à l'égard de cette main d'oeuvre sans statut légal, mais lentement, le dossier avance à Genève : d'abord, pour la première fois en Suisse, un contrat-type de travail dans l'économie domestique est promulgué. Autre Genferei de bon aloi : les travailleuses et travailleurs domestiques sont défendus par un syndicat important, le SIT, et 700 d'entre eux y adhèrent. Ils ont désormais accès aux Prud'hommes et aux assurances sociales grâce à la création des "Chèques-Service". Et finalement, en 2010, le Parlement fédéral adopte une motion genevoise en faveur de l'accès des jeunes "sans-papier" à l'apprentissage. Deux ans auparavant, Eveline Widmer-Schlumpf a pris la place de Christoph Blocher : le dossier est prêt à être ressorti du congélateur fédéral.
Le 1er juin 2010, une nouvelle assemblée générale des "sans-papiers" est convoquée : elle demande au Conseil d'Etat de remettre l'ouvrage sur le métier -et il le fait en nommant un groupe d'experts, au sein duquel les quatre responsables du SIT, du CSP, du CCSI et du Collectif de soutien sont nommés. Il se met au travail, dans la confidentialité et fin 2011, présente un état de la situation. Le Conseil d'Etat lui demande de poursuivre son travail, ce qu'il fait, en abordant les aspects politiques et réglementaires.

Le processus lancé à Genève a pris quatorze ans. Il a pu se poursuivre pendant tout ce temps, et finalement aboutir à l'opération "Papyrus" notamment parce que, du côté des organisations de défense des "sans-papiers" (le SIT, le Centre social protestant, le Centre de contact Suisses-immigrés et le Collectif de soutien aux sans-papiers), les mêmes personnes l'ont assumé depuis le début, qu'elles ont pu trouver au sein des autorités cantonales des interlocuteurs disposés à engager un processus de régularisation, que ces autorités cantonales ont pu trouver au sein des autorités fédérales une disposition à les laisser inventer ce processus, et que les employeurs des "sans papiers" jouent le jeu (ce sont eux qui, en attestant qu'ils les emploient, rendent la procédure possible -et ceux qui licencieraient leurs employés sans statut légal parce qu'ils leurs demandent de pouvoir engager les démarches de régularisation risquent des sanctions légales), ce qui permet d'espérer une régularisation non seulement des clandestins, mais de tout le secteur de l'économie domestique (qui pourrait représenter 80 % des dossiers de régularisation), avec à la clef le respect du salaire minimum posé dans le contrat-type, soit 19,28 francs de l'heure (ou 3756 francs par mois).

Ainsi a-t-on lancé un processus comportant deux aspects d'une importance considérable : le renoncement au principe de réintégration du travailleur ou de la travailleuse dans son  pays d'origine" (même s'il ou elle n'y a plus mis les pieds depuis l'enfance), et l'établissement de critères objectifs à la régularisation, mettant ainsi fin au règne de l'arbitraire. Le Conseiller d'Etat Pierre Maudet, élu en 2012, prend contact avec la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, qui s'avère plus sensible au problème que celles et celui à qui elle a succédé au Département de justice et Police. Le projet genevois est soumis à la Conférence suisse des directeurs de Justice et Police, qui n'y met aucun obstacle. En 2015, une phase test s'ouvre : 590 dossiers préparés par les organisations genevoises et respectant les critères objectifs proposés par le projet genevois sont soumis aux autorités fédérales : tous aboutissent à une régularisation. Les critères sont ainsi validés. Le 21 février dernier, Pierre Maudet d'un côté, les quatre organisations de soutien aux "sans papiers" de l'autre, annoncent le lancement de l'opération "Papyrus". Une semaine plus tard, 2000 "sans papiers" s'entassent au Palladium pour la séance d'information convoquée par les organisations. Le lendemain, les permanences s'ouvrent pour constituer les dossiers : les candidates et candidats affluent.

Une ombre cependant place sur l'Opération "Papyrus" : son succès même attire les parasites. Dans son édition du 25 mars, "Le Courrier" révèle que des avocats de la place essaient de profiter de l'opération en réclamant de 3000 à 7000 francs pour la constitution des dossiers de régularisation, alors même que les associations et les syndicats (Unia, le SIT) partenaires de l'opération les constituent gratuitement. Certains avocats promettent, en échange de ce qui n'est pas loin de s'apparenter à une véritable escroquerie, un traitement "rapide" du dossier, rapidité qu'ils ne peuvent absolument pas garantir. Pas plus qu'ils n'apportent la moindre aide à la constitution d'un dossier, les critères de la régularisation étant clairs, nets et sans ambiguïté : on les remplit ou non. Mais c'est vraisemblablement auprès de candidats qui ne remplissent pas ces critères que ces intermédiaires douteux s'affairent, en sachant pertinemment que les clients qu'ils appâtent resteront de toute façon sur le carreau. Mais seulement après avoir payé leurs avocats. Eh ouais, parasite, c'est un métier, comme disait le morpion à la couille.


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