Tentatives d'émergence d'un "islam libéral" et d'un "islam européen" : accouchements difficiles


L'Université de Genève lancera en septembre, avec l'aide du canton, et à l'initiative de musulmans albanais, une formation continue pour les imams : pour l'ancien porte-parole de la Mosquée de Genève, et directeur de la "Fondation de l'entre-connaissance", une telle formation "aidera les imams à mieux appréhender la société laïque au sein de laquelle ils vivent, en respectant la liberté donnée à chacun de croire ou de ne pas croire". L'Université ne formera pas théologiquement les imams, elle les formera sociologiquement. La limite qu'elle se donne ainsi fait l'impasse sur le contenu du message religieux délivré par les imams (comme si un tel message n'avait pas, aussi, un contenu politique et social), souvent formés théologiquement par des écoles coraniques wahabites, profondément réactionnaires et allergiques à tout ce que peut signifier une société à la fois laïque, multiculturelle et se refusant à considérer les convictions religieuses comme plus respectables que les convictions non-religieuses, ou irréligieuses. "Il s'agit d'une formation pour les imams, pas d'une formation des imams", résume le Conseiller d'Etat Pierre Maudet (ministre de tutelle du Bureau de l'Intégration, co-acteur du projet), pour qui il s'agit de leur rappeler "le primat absolu de la loi civile". La Faculté de Théologie de l'Université de Genève (la formation proposée implique plusieurs facultés et chaires) ne suivra donc pas l'exemple de ses consoeurs allemandes qui ont créé un cursus de théologie islamique sur le modèle de leurs cursi de théologie catholique ou protestante -mais il n'y a pas en Allemagne de séparation des églises et de l'Etat, qui finance les églises et les religions, et donc, logiquement, se reconnaît (avec leur accord) le droit d'en former prêtres, prêcheurs et pasteurs. A Genève, il ne s'agira, comme le résume l'éthicien François Dermange "que" de permettre aux imams de "mieux comprendre les institutions politiques, le contexte culturel et les valeurs suisses pour qu'ils puissent ensuite aiguiller leur communauté" -mais le voudront-ils ? Les imams wahabites accepteront-ils de jouer le rôle de "passeurs entre deux mondes différents", alors qu'ils considèrent le nôtre comme "kafr" -impie et blasphématoire ?

Quelques mouvements, lents, précautionneux, qui déplacent quelques lignes


Que les sociétés islamiques soient si rétives à la laïcité tient du paradoxe, du moins pour les sunnites : en islam sunnite, il n'y a rien entre Dieu et le croyant, pas d'église, de clergé, de pape, ce qui devrait rendre le religieux à une affaire individuelle, à la conscience personnelle. C'est ce que tentent de promouvoir en Europe des musulmans se qualifiant eux-mêmes de "libéraux"  (au sens philosophique du terme), et leur islam de "libéral" (comme il y a un judaïsme "libéral"). En Allemagne, il y a une semaine, une mosquée a été inaugurée à Berlin, dans le quartier de Moabit : la mosquée Ibn Rushd-Goethe, installée dans des locaux prêtés par l'église protestante, est ouverte à toutes les confessions musulmanes -sunnites, chiites, alévis, soufis... hommes et femmes y prieront ensemble, la prière sera dite en alternance par un imam et une imame (rien dans le Coran n'exclut les femmes de l'imamat), les homosexuel-le-s y sont bienvenus, et même invités. Hurlements des gardiens du dogme, campagnes d'insultes et de menaces sur les réseaux sociaux, condamnation de l'institution égyptienne qui rédige les édits religiux et les fatwas
Et une semaine après l'inauguration de la mosquée "libérale" de Moabit, une manifestation "contre la terreur" djihadiste était organisée à Cologne par l'"Union islamique-libérale". 2000 personnes manifestent, malgré les appels au boycott lancés par les islamistes turcs de l'association "Ditib", qui chapeaute les imams envoyés en Allemagne par la Turquie...

Le nouvel imam à la tête de la mosquée genevoise, Nouredine Ferjani, plaide au contraire pour l'intégration des musulmans à la société locale telle qu'elle est, et pour le respect de ses normes, y compris celles que les wababites exècrent. On sait que la mosquée de Genève est contrôlée par la Ligue islamique mondiale, elle-même contrôlée par l'Arabie Saoudite. Mais dans le royaume wahabite lui-même, des "modernistes" (tout étant évidemment fort relatif) ont le vent en poupe, et c'est l'un d'eux, Mohamed Abdelkarim Al-Issa, qui a été nommé à la tête de la Ligue islamique, et au Conseil suprême des oulémas. On est encore loin d'une révolution religieuse, loin de quelque chose qui ressemblerait pour l'islam sunnite à ce que fut la Réforme protestante pour le christianisme occidental, mais quelques mouvements, lents, précautionneux, semblent déplacer quelques lignes. Il en faudra cependant bien plus pour que la conviction de la directrice du "Centre d'études féminines" de l'instance des ulémas marocains, Asma Lamrabet que "la Révélation coranique porte en elle-même un projet émancipateur" puisse passer pour plus qu'une illusion. Que la révélation coranique ait porté un projet émancipateur il y a quatorze siècles, dans une société encore plus violente envers les femmes que ne le sont les sociétés musulmanes actuelles les plus conservatrices, c'est vraisemblable. Qu'elle porte toujours un tel projet émancipateur, c'est carrément invraisemblable. C'est un peu comme si on nous vantait le retour à la guillotine en 2017 au prétexte qu'elle représentait en 1790 un progrès par rapport à l'écartèlement...

Et puis, il n'y a pas que l'Arabie Saoudite qui installe des lieux de culte à sa dévotion dans des villes européennes : A Paris, au bord de la Seine, aux pied s de la tour Eiffel, une nouvelle cathédrale a été édifiée, et a été inaugurée à la mi-octobre. Une cathédrale orthodoxe. Et russe. Dont la construction a été négociée directement en 2007 entre Sarkozy et Poutine. Et qui bénéficie d'un statut d'exterritorialité. D'enclave diplomatique -bref, de petit morceau de la Grande Russie. Grâce à une jurisprudence française de 1924, qui porte le joli nom de "droit de chapelle", et qui permet aux missions diplomatiques de construire un lieu de culte sur sol français. Comme dans la Genève du XVIIIe siècle, qui bannissait le catholicisme sur son sol mais où le Résident de France avait exigé, et obtenu, le droit de faire donner des messes dans une chapelle. La laïcité à la française a donc aujourd'hui le même genre de trous que le confessionnalisme à la genevoise d'il y a 400 ans. ça doit être pour l'aérer.

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