On commémore quoi, déjà, le 14 juillet ?


Ce qui fut fait, ce qui reste à faire


En commémorant le 14 juillet la révolution libérale (non pas la prise de la Bastille, mais la Fête de la Fédération, l'année suivante), nos voisins français, et nous avec eux, célèbrent autant ce qui fut fait que ce qui reste à faire... Car depuis la révolution bourgeoise, plus aucune révolution n’a vaincu. C’est que la mesure même de la victoire ou de la défaite de la révolution a changé : il s’agissait en 1789 de renverser le pouvoir d’une classe, et les institutions qui matérialisaient ce pouvoir, pour leur substituer le pouvoir d’une autre classe, avec les institutions le matérialisant. Ce fut fait, mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Parce qu'une fois faite la révolution libérale (et celle de 1789 est précisément une révolution libérale), il restait à faire la révolution démocratique, qui ne se confond pas avec elle : ce fut 1848. Et la révolution démocratique faite, il restait, et reste, à faire le pas suivant, qui fut tenté en 1871, vers ce que les premiers socialistes nommaient (jusqu'à en faire, à Genève, le nom de leur premier parti) la "République démocratique et sociale"...


Prendre le capitalisme au piège de son propre discours


C'est quoi, au fond, une révolution ? Dans ce mot-valise, on peut en effet mettre n'importe quoi (Emmanuel Macron en a même fait le titre de son livre... c'est dire si le mot se prête à toutes les torsions), même des oxymores genre "révolution conservatrice". Or à moins de se référer à l'astronomie, "révolution" signifie un bouleversement des institutions politiques, des normes sociales ou des structures économiques. Le contraire de la conservation. Il n'y a de révolution que dans la négation de la loi existante : la révolution, si ce mot a un sens, abolit l'ordre existant, et sa légalité. Elle est le moment qui sépare la loi telle qu'elle est de la loi telle qu'on la veut. C'est ce que fut la Révolution française, ce dont nous sommes encore héritiers, et ce qui reste à poursuivre, pour que le qualificatif de "démocratique" ne s'applique pas qu'aux institutions politiques, mais aussi à l'économie et à la société toute entière.


La révolution n'est donc pas une méthode du changement, elle est le changement lui-même, et il importe peu qu'il se fasse par les moyens que la révolution démocratique a donné aux forces qui veulent la poursuivre, ou par les moyens qui furent ceux de cette révolution elle-même. En d'autres termes, la révolution peut se faire par la réforme, pour peu qu'elle soit radicale : à la gauche dont nous sommes, nous ne reprochons pas d'être réformiste, mais de ne plus même l'être. Ce que nous attendons d'une gauche résurgente n'est pas le refus du réformisme, mais l'engagement dans un réformisme procédant aux réformes sans attendre que l'autorisation lui en soit donnée par cela même qu'il faut au moins réformer. Ce projet, fondamentalement, est toujours celui de sa source révolutionnaire : l’abolition du salariat, l’abolition des frontières, la socialisation (non l’étatisation) des moyens de production. S’il n’était plus cela, il ne serait plus qu’un projet d’accommodement.


Nous devons cesser de prendre des résistances réactionnaires pour des combats révolutionnaires et des anti-douleurs pour une panacée. Nous n’en sommes plus au temps où les volontés de changement pouvaient avoir le choix entre une voie réformiste et une voie révolutionnaire, entre la progression et la rupture. Nous en sommes au temps où le choix se fait entre des volontés de conservation de ce qui fut conquis et des volontés de changement de l’ordre social, économique et politique., entre des ressentiments réactionnaires et des volontés révolutionnaires, entre la xénophobie et l’internationalisme.

Aujourd’hui, le réformisme est révolutionnaire.
Relisez les textes par lesquels la bourgeoise a donné les justifications idéologiques de son ordre : les « droits de l’homme », les « droits des femmes », les « droits de l’enfant », les « droits sociaux et politiques » : si aucun d’entre eux ne dit autre chose que l’impossibilité de le concrétiser autrement que par un bouleversement complet de l’ordre social et politique, chacun d’entre eux exprime, pour le moins, une part du vieux projet révolutionnaire de réunification de l’homme réel et de l’homme potentiel, de l’individu et de ses rêves, de la personne et de ses droits. Nous pouvons prendre le capitalisme au piège de son propre discours : on l’abolira plus sûrement en concrétisant les droits qu’il fait mine de proclamer qu’en niant la légitimité de ces droits en arguant de l’hypocrisie de ceux qui les proclament. Et on oubliera plus profondément ce qu’est un projet socialiste, si on oublie qu’il n’y a de projet socialiste possible que dans l’espace politique de libertés individuelles et collectives créé par les révolutions libérales.


Le discours par lequel la bourgeoisie a légitimé sa propre révolution reste donc un discours révolutionnaire -et d’autant plus révolutionnaire que cette révolution n’est pas achevée, lors même qu’elle est toujours accusée d’être l’inspiratrice des tourments et des tourmentes des siècles qui suivirent 1789. Ainsi donc, devant un tribunal convoqué par ceux qui ont passé deux cent ans à craindre qu’il aboutisse, le projet révolutionnaire comparait en accusé par toutes les idéologies et toutes les forces réactionnaires dont plus de deux siècle d’histoire ont accouchées, et cet accusé, les Lumières politiques, est condamné par avance au motif étrange de son échec. Mais s’est-on seulement posé la question de sa réalisation, ou même de sa tentative ?
Certes, il y eut la Commune, l’Ukraine de Makhno, Cronstadt, l’Espagne libertaire… mais ces révolutions naissantes, au nom de quoi, et par qui, furent-elles étouffées ? La Commune par les républicains bourgeois ; Makhno et Cronstadt, par les bolcheviks ; l’Espagne libertaire, par la sainte alliance des staliniens et des franquistes, du parti et de l’Eglise, de la faucille, du marteau et du goupillon. La révolution manquée ou étranglée est jugée, et condamnée, par ceux qui avaient tout à craindre de sa réussite...
Mais les causes perdues sont les seules qui vaillent que l’on se battent pour elles.
Seuls les vaincus peuvent être magnifiques.

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