Fêtes nationales, rites tribaux et frites belges



Le 1er raout ? c'est bénin...


Le 1er août, en Ville de Genève (au Parc La Grange, dès 15 heures), c'est le Bénin qui sera hôte d'honneur de la Fête Nationale suisse. Parce que le 1er août, c'est aussi la Fête Nationale du Bénin. Et donc, à Genève, les deux fêtes nationales seront célébrées en même temps (sans être fusionnées). Et ça a fait hurler le MCG au Conseil municipal. Et ça a suscité une pétition sur internet "Pour un 1er août suisse". Parce que partager notre fête nationale avec des nègres, c'est salissant ? Et que notre "identité nationale" est si faible, si improbable, que la confronter à une autre risquerait de la dissoudre ? L'extrême-droite locale explique sa pétition (retirée avec 489 signatures) : "Jusqu'à preuve du contraire, le Suisse ne descend pas du Béninois". Certes. Mais jusqu'à preuve du contraire, le Suisse et le Béninois descendent tous deux des mêmes ancêtres. Africains, les ancêtres. Eh oui, les gars, faut vous y faire : l'espèce humaine est née en Afrique, a grandi en Afrique, et n'a peuplé toute la planète(même le territoire de la Suisse actuelle ? Voui, même...) qu'en partant de l'Afrique. Et il y a autre chose à quoi il va falloir vous résigner : à ce qu'une fête nationale ne soit pas un rite tribal. On sait, ça va être dur. On compatit ? Non, même pas. Ah, juste une chose, encore, et on vous jure qu'on ne l'a pas inventé : le 1er août, c'est la Journée internationale de la frite belge. Quand on vous dit que le 1er raout, c'est bénin...


"sur fond rouge la croix blanche, symbole de notre alliance"


Que peut signifier une fête nationale ? Elle peut signifier la commémoration d'un événement, d'un moment qu'à un autre moment les détenteurs du pouvoir politique (et donc du pouvoir de définir la symbolique qui les légitime) décident de considérer comme fondateur : c'est le 14 juillet français ou le 4 juillet américain. Ou le 1er août du Bénin. Ou alors, elle peut ne signifier que cette symbolique légitimante, sans qu'aucun événement particulier ne se rattache à la date qu'on a choisie : c'est le 1er août suisse.
Ce que signifie la fête nationale du Bénin, c'est la commémoration d'un événement précis : l'accession du pays à l'indépendance (sous son nom d'alors, le Dahomey), le 1er août 1960. Mais ce que signifie la fête nationale suisse est bien plus nébuleux. Il s'est passé quoi, le 1er août 1291 (c'était un mercredi) ? On n'en sait rien. D'ailleurs, on a changé de calendrier depuis : en 1291, on utilise encore le calendrier julien et pas encore le calendrier grégorien -le nôtre actuel, utilisé depuis 1582 par les catholiques, plus tard par les protestants (ce qui explique que l'Escalade, fêtée à Genève les 11 et 12 décembre, s'est en réalité grégorienne produite les 21 et 22 décembre) et encore plus tard par les orthodoxes (ce qui explique que la révolution russe de février et celle d'octobre sont commémorées en mars et en novembre). Bref, sur le Grütli, qu'il s'y soit passé quelque chose ou rien d'autre que la rumination de quelques vaches, le 1er août 1291 dans le calendrier d'alors, ça correspond (sauf erreur) au 8 août dans notre calendrier à nous.
Croit-on commémorer chaque 1er août la naissance de la Suisse, la création de la Confédération ? On se tromperait -ou plutôt, on se trompe, et on le sait ou devrait le savoir : il n'y a pas de Suisse, comme Etat, avant 1798, et pas de Confédération avant 1803... Jusqu'à la création de la République Helvétique en 1798, il n'y a en guise de "Suisse" qu'une sorte de ligue de communautés paysannes et de républiques urbaines, politiquement et religieusement divisées, et sans institutions communes à part une diète périodique. Bref, le Bénin est plus ancien que la Suisse (le Royaume du Dahomey date du XVIIe siècle)...

Peu importe, au fond : le choix du 1er août comme fête nationale suisse, a du sens -mais pas celui d'une commémoration historique,celui d'un acte politique. La Suisse moderne, celle née de la révolution radicale, se cherchait des racines consensuelles. La révolution radicale ne pouvait l'être (la moitié de la Suisse ne l'avait pas digérée) et la République Helvétique encore moins. Et on n'allait pas prendre pour référence l'Acte de médiation créant la première Confédération sur ordre de Napoléon : ça la foutrait mal, de célébrer un diktat étranger... alors on s'est inventé un événement, on a transformé une alliance entre communautés en naissance d'un Etat, et on en a fait notre prise de la Bastille ou notre Fête de la Fédération à nous. Et donc, dès 1891, notre fête nationale. Même à Genève, qui n'est suisse que depuis 1815, et qui l'est devenue plus par intérêt que par amour.
Quand nos pétitionnaires xénophobes nous couinent que le 1er août (que plus d'une commune suisse sur huit renonce d'ailleurs à célébrer, et qu'une sur cent célèbre la veille) doit être "une célébration de notre identité", et que le MCG dénonce le "sabotage du 1er août par la gauche internationaliste", on s'interroge sur la faiblesse de leur propre suissitude, qu'affaiblirait le partage d'une date de fête avec des Africains et qui aurait besoin pour être célébrée de cors des Alpes, de Jodl, de  défilé de lampions et de jetés de drapeaux (y'aura tout ça à Genève cet après-midi et ce soir) et d'un hymne national dont ont ne sait même pas quelles sont les paroles canoniques : "sur fond rouge la croix blanche, symbole de notre alliance" (rime assez pauvre, soit dit en passant) ou "sur nos monts quand le soleil annonce un brillant réveil" ?... ou un compromis, un consensus, une fusion ? Ou un hymne sans parole, avec juste la musique ? Ou "Allons danser sous les ormeaux" (au moins c'est de Rousseau) ?


Cela dit, nul n'oblige qui que ce soit à aller célébrer ce soir le 1er août au Parc de la Grange (il doit bien y avoir quarante autres lieux de festivités patriotiques dans le seul canton de Genève, et ceux qui tiennent absolument à ce que cette date ne soit que suisse y trouveront certainement la célébration indigène qui leur convient. Un entre-soi tribal, un sam'suffit endogamique.
Quant à nous, nous sommes d’une Cité, pas d’un camp retranché.
Nous sommes d’un pays, pas d’une tribu.
Et nous avons passé l'âge où l'on pouvait sans ridicule avoir encore peur du noir.





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